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se met en frais pour chasser de vos cœurs jusqu’à l’ombre d’un souci. » Huit heures sonnent, l’instant des réceptions du soir : amis et visiteurs entrent sans être annoncés. Le père interrompt sa lecture, « vieillard avenant, ouvert, que sa bonne nature et la simplicité des mœurs ont maintenu dans la plénitude de ses facultés ; généreux, sensible, et, bien qu’un peu rude quand on le compare au reste de son entourage, ne manquant point cependant de bonhomie. » Les filles (les deux aînées), tout en continuant leur broderie, vous accueillent d’un sourire discret et grave, car le deuil d’une mère tendrement chérie et qu’on a perdue il y a quelques mois attriste encore cette atmosphère. Tout à coup les cris d’une nichée d’enfans annoncent un nouvel hôte : c’est Goethe ; il entre assailli par une douzaine de bambins tapageurs plus beaux les uns que les autres, qui lui sautent au cou et l’assourdissent en l’appelant mon oncle et mon cousin. Vainement les sœurs cherchent à rétablir l’ordre, le vacarme augmente toujours jusqu’à ce que le bon ami Wolfgang soit allé s’établir à l’autre bout du salon, loin de sa maîtresse, pour débiter des contes à tout ce petit monde qui l’écoute en ouvrant de grands yeux. Heureux encore notre jurisconsulte lorsqu’on ne le force pas à marcher à quatre pattes et à faire l’âne ou le cheval ! Très souvent c’est dans cette attitude à la Henri IV recevant M. L’ambassadeur d’Espagne que le surprend Kestner, lequel, en sa qualité de bureaucrate accompli, arrive toujours le dernier partout[1]. L’heureux fiancé s’installe auprès de Charlotte, qu’il n’a pas vue depuis la veille, et les voilà souriant et causant de ces mille riens qu’on se dit à voix basse. Vous croyez peut-être que Goethe en va, dans son coin, concevoir quelque ombrage ? Nullement ; il continue à se laisser enfourcher de l’air le plus patient et songe que tout à l’heure Kestner viendra le relayer et que ce sera son tour à lui de fleuretter.

Ces deux hommes amoureux de la même personne, dans l’intime confidence du secret l’un de l’autre, et ne se laissant pas une minute entamer par la jalousie, offrent à la réflexion un objet assez rare pour qu’elle s’y arrête. Une amitié capable de sortir victorieuse d’une telle épreuve n’a évidemment après cela plus rien à redouter dans l’avenir. Il n’y a ici ni trompeur ni dupe : tout se passe ouvertement, galamment, comme il convient entre gens de

  1. « J’arrive d’ordinaire entre neuf et onze heures. Ce sont là mes heures les plus belles, les plus calmes aussi. Mes affaires sont terminées, mes devoirs accomplis, car j’estime que plus nous tenons à voir se perpétuer l’attachement que nous avons avec une femme digne de notre hommage, plus nous devons être exacts à remplir scrupuleusement nos devoirs afin d’avoir la conscience sans reproche. C’est par-là surtout que je sens que je possède fermement le cœur de ma bien-aimée. Le ciel me le conserve ! » (Lettre de Kestner à son ami de Hennings, Wetzlar, 2 novembre 1768, page 291 de la Correspondance.