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idée. La France réserve au monde bien d’autres surprises. Et d’ailleurs ne possède-t-elle pas déjà la meilleure part de la liberté, la plus difficile à acquérir, la haine des préjugés, des conventions tyranniques, de l’injustice sociale ? Je ne sais si, comme le disent certaines personnes, la France est impropre à la liberté ; mais ce que je sais bien, c’est qu’elle est encore moins propre à la servitude. Notre grande civilisation intellectuelle nous a préservés contre ce danger, n’est un phénomène remarquable que la grande liberté d’esprit qui a pu coexister en France avec la plus grande soumission politique, et rien n’est pourtant plus explicable. L’obéissance est d’autant plus facile qu’elle ne coûte aucun effort ; il n’est dur de se soumettre que lorsqu’on reconnaît la supériorité de celui qui nous soumet. Telle est l’obéissance du Français. Il se soumet à la force, je défie qu’on le fasse croire à la force ; il se soumet au préjugé et à la coutume, je défie qu’on les lui fasse trouver raisonnables ; il paie ce qu’il ne doit pas, je défie qu’on le persuade de la réalité de sa dette. Cette liberté a existé chez nous de tout temps, et elle est si bien une de nos conditions d’existence, que nos monarques les plus absolus n’ont pas songé un instant à la contester et à la réfréner. La liberté d’esprit de nos pères surprend quand on considère les moyens d’oppression que le pouvoir avait à sa disposition. Et cette liberté d’esprit est une demi-liberté politique. Elle sert d’abord à consoler de bien des choses, ensuite elle pose certaines bornes infranchissables que tout gouvernement doit respecter. Aucun gouvernement ne doit compter ni sur notre crédulité, ni sur notre cécité morale, car, grâce à cette liberté, nos gouvernemens vivent dans une maison de verre. Nous voyons et nous entendons tout, et nous sommes en quelque sorte les surveillans de ce pouvoir qui se croit notre maître. Enfin, si nous ne sommes pas libres vis-à-vis de nos gouvernemens, nous le sommes à un point extrême vis-à-vis de nos concitoyens, et notre liberté sociale dépasse celle de tous les pays. Cette liberté d’esprit, qui compense déjà l’absence de tant d’autres droits, finira-t-elle par engendrer une liberté politique continue, ininterrompue, qui ne soit plus bornée à de courtes et irrégulières périodes d’affranchissement suivies de longues et régulières périodes d’abdication ? C’est le problème que résoudra le temps ; mais le résultat définitif de nos longues épreuves n’est pas douteux. Il serait par trop étrange que le peuple qui a conçu la pensée de l’affranchissement de l’humanité entière, qui a proposé à tous les autres peuples l’idéal de justice le plus élevé, ne pût accomplir une tâche beaucoup plus modeste, et arriver à jouir chez lui-même d’une liberté politique suffisante.


EMILE MONTEGUT.