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bien froides les sentimentalités dévotieuses des chercheurs du saint Graal, et les exploits de Tancrède et de Bohémond sont plus poétiques dans leur réalité que ceux de Lancelot ou de Tristan. Si la chevalerie réveille en votre esprit plutôt des idées d’aventures, de surprises imprévues, de fortunes magiques, que des idées de piété religieuse ou d’héroïsme guerrier, la France du moyen âge vous offrira encore dans les personnes de Robert Guiscard et de Roger, et des ducs de Trébizonde ou d’Athènes, compagnons du comte-empereur Baudouin, des types propres à satisfaire les exigences de votre imagination. Sous quelque aspect qu’on envisage la chevalerie, c’est la France qui en a fourni l’expression la plus complète, car c’est sur son sol seulement qu’elle a été autre chose qu’un beau rêve et une brillante chimère.

Il y a mieux, cet idéal lui-même appartient à la France, qui en a fait don à l’Europe entière. Cette France si peu féodale cependant, c’est elle qui a donné la première le modèle le plus achevé des institutions féodales, et qui a fait de la chevalerie leur couronnement. C’est par la France que les autres peuples ont connu la chevalerie : nos Normands français la transportèrent en Angleterre au milieu des rudes Saxons, qui eussent été incapables de la trouver dans leurs instincts farouches, et ils en couvrirent comme d’une guirlande de myrtes les sauvages trophées de la conquête. La réalité sombre de leurs exactions et de leurs violences nous apparaît et fut en effet voilée sous les splendeurs de cet héroïsme brillant, inconnu jusqu’alors aux populations conquises. Tout ce que l’Angleterre eut de chevalerie depuis le Plantagenet au cœur de lion jusqu’au prince Noir, la France peut le revendiquer comme lui appartenant. Elle brilla aussi, cette chevalerie française, au milieu des pâters de Sicile et sur les bords du golfe de Naples, et l’empire d’Orient la vit passer comme un éblouissant météore, comme un pittoresque tournoi. C’est en France que le code réel, la règle de la chevalerie, a été écrit. La langue d’oil était la langue vulgaire de la plupart des chevaliers de l’Europe, et la France fournit encore à la chevalerie européenne tout entière sa langue littéraire. C’est dans la langue d’oc que tous, sans exception, exprimèrent les soucis de leur âme, leurs préoccupations amoureuses, la partie idéale de leur vie en un mot. La France enfin a donné à la chevalerie sa littérature et les élémens mêmes de cette littérature. Les poèmes chevaleresques sont une des créations de l’esprit français ; ils nous appartiennent en entier, et comme conception et comme composition. Nous avons fourni le modèle de cette littérature que l’Europe a imitée à l’envi pendant plusieurs siècles, et les poètes de tous les pays ont chanté les exploits de héros étrangers et ennemis de leur race. Les