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Mais cette espérance classique était peu partagée, et on aurait pu s’étonner de la liberté de jugement qui, sous ce règne si absolu et si éclatant, restait à quelques hommes impartiaux, sans être ennemis, prévoyant la chute qu’ils ne souhaitaient pas, et que plus d’un d’entre eux avait quelque raison de craindre.

Deux jours après, chacun avait quitté la belle campagne de M. C…, et était retourné à ses affaires ou à ses études. M. C… nous ramenait, Aréna et moi. Aréna reçut bientôt son brevet, daté de Mayence, et quelques mots de la main glorieuse qui avait pressé la sienne. Je ne peindrai pas sa joie, bien courte, hélas ! on traversait les grades, et déjà la mort moissonnait horriblement ; mais comment n’être pas touché de voir ce noble cœur si heureux et si fier d’être relevé d’une proscription injuste et rendu au champ de bataille ? Un jour que j’admirais devant M. C… cette puissance de l’honneur et ce prestige de l’empire : « Oui, me dit-il, c’est fort bien pour un jeune ambitieux corse, de sang bouillant et de race intrépide. Son ardeur est admirable. Pauvre Aréna ! je vais tâcher de le faire admettre comme officier d’ordonnance près du maréchal, bien que ce soit, ma foi ! le poste le plus périlleux. Aréna en est digne, et ce poste, il se le ferait à lui-même partout ; mais il ne faut pas juger, sur quelques âmes de cette trempe, l’état des esprits en France et le contre-coup de nos guerres. Pour un jeune homme romanesque et brave comme Aréna, que de paysans, braves aussi, sont traînés avec désespoir à la conscription, et s’en échappent comme ils peuvent ! Le nombre des réfractaires est grand, et accuse non pas le courage de la nation, qu’on épuise, mais l’abus accablant de la guerre. Il faut déjà employer des troupes à l’intérieur pour faire rejoindre les conscrits attardés. Fasse le ciel que la campagne de ce printemps ne rende pas bien vite nécessaire une nouvelle conscription ! »

Le loyal et excellent homme qui tenait ce langage avait plus d’un ami à la grande armée du Nord ; mais il était surtout occupé de la pensée du maréchal, et des nouvelles qu’il en recevait chaque jour par son plus intime ami, le comte Gueneheuc.

Vers la fin d’avril, l’attente des esprits était extrême dans la société parisienne. On savait l’arrivée de Napoléon au centre de ses armées d’Allemagne. Ses illustres maréchaux, Masséna, Davoust et Lannes, l’avaient devancé. On racontait qu’il avait déjà coupé l’archiduc Charles, enlevé Ratisbonne, et que le prochain bulletin serait daté de Vienne. On parlait plus vaguement de l’Italie, où le prince Eugène était sur la défensive contre une armée autrichienne ; mais en public presque personne ne doutait qu’avant peu l’armée du vice-roi, en partie française, grossie de bandes italiennes, ne vint à travers le Tyrol se réunir à Napoléon pour accabler l’Autriche. Rien ne semblait excessif dans cette espérance. Le 10 mai, Napoléon était