Rousseau contre les lettres, et je répétais : C’est Achille s’emportant contre la gloire. »
Le maréchal, peu attentif, ce semble, à la citation et au compliment, reprit avec gravité : « Ce sont de terribles hommes que ces moines ! Les deux conseillers du marquis de Palafox ont plus fait que lui pour la défense de Saragosse ; ils ont inspiré cette population intrépide, qu’il nous a fallu abattre à coups de canon, comme des remparts. Quels citoyens que ces deux moines et tant d’autres que j’ai vus partout animant le peuple, un crucifix à la main ! Mais cela ne les sauvait pas des balles, et leurs morts fréquentes rendaient seulement la défense plus acharnée et le martyre plus apparent. C’est une grande faute et un grand mal de s’attaquer ainsi aux convictions des hommes ; c’est une guerre où on n’a jamais le dernier, parce que la conscience est au-dessus de la force et ne s’use pas comme elle. » Puis le maréchal retomba dans un silence rêveur, coupé de quelques mots affables. Son beau-père, homme du monde et d’un esprit élégant, essaya de changer un peu le cours de l’entretien et de distraire les esprits d’une impression si grave. On parla de chasse et de nouvelles de cour, d’une séance de l’Institut et d’un feuilleton de Geoffroy ; mais l’intérêt ne s’attachant à rien, on se leva pour la promenade et la visite du parc.
Le maréchal demeurait ému et silencieux. Naturellement l’élite seule de la compagnie se rapprocha de lui. C’étaient le maître même de la maison, les sénateurs Dupont de Nemours et Garat, M. Arnault et M. Collot, dont la fortune et l’honorable renom avaient commencé dans les premières campagnes d’Italie. Entre ces hommes, la conversation resta ce qu’elle avait été un moment au milieu du repas. Le cœur du maréchal était plein de ses épreuves récentes et de ses pressentimens, et il ne fallut aucun effort pour l’y ramener. M. Collot, cet esprit que j’appellerai studieux, même dans le monde, et dont le souvenir, singulièrement fidèle, gardait comme une glace l’empreinte de tout ce qu’il lisait ou entendait, nous reparla toute la soirée de ces deux heures, où le maréchal s’était expliqué librement à des amis dont il croyait s’éloigner pour toujours, M. Collot avait même consigné par écrit ce souvenir, comme il a publié dans son extrême vieillesse un très curieux jugement du jeune général en chef de l’armée d’Italie sur les projets présumés et la mort de Robespierre. Ses réminiscences des paroles du maréchal Lannes n’étaient pas moins expressives, et l’admiration de M. Garat en confirmait la vérité littérale.
Le maréchal, dans cet entretien, s’était élevé de la raison héroïque d’un grand homme de guerre, ému de pitié par son héroïsme même, aux considérations et à la prévoyance d’un politique. Il n’avait pas accueilli la prévention déjà répandue qui accusait M. de Talleyrand