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dernier voile qui reste à la pauvre fille du roi des Pântchâliens. L’épouse des Pândavas n’est plus une princesse, ni même une femme, ni même une esclave : elle est une chose gagnée au jeu, dont on s’amuse, que l’on outrage à plaisir. La poésie hindoue, il est vrai, ne permet jamais que la vertu soit gratuitement offensée. De cette situation désespérée jaillira une de ces grandes et belles scènes qui seront lues avec admiration en tous lieux et dans tous les temps. Le vêtement va tomber, lorsque

« Draopadî invoque par la pensée Vichnou. « Ô toi qui, sous la forme de Krichna, es aimé des filles des bergers, — les Kourous m’insultent ; ne le vois-tu donc pas, ô dieu à l’abondante chevelure ?… Moi qui vais m’abîmer dans l’océan de leurs insultes, soutiens-moi, ô toi qu’adorent les mortels ! Oh ! Krichna, Krichna ! ô toi le grand ascète, ô toi l’âme du monde, sauve-moi, voici que je vais périr au milieu des Kourous ! » — Et comme elle eut ainsi invoqué par la pensée Vichnou, qui est Krichna, le maître des trois mondes, elle se prit à pleurer dans sa douleur en se voilait la face… — Or, quand il entendit la voix de la fille du roi des Pântchâliens, Krichna fut troublé. Abandonnant sa couche, il accourut de ses deux pieds avec compassion, le dieu de miséricorde ! — Elle invoque Krichna, Vichnou, Hari, Nara, elle appelle à grands cris le dieu par tous ses noms ; c’en est donc fait de la justice ! Et le magnanime Krichna l’enveloppa de plusieurs vêtemens, — et tandis que l’on tentait d’arracher le dernier voile de la Draopadî, cet incomparable vêtement la couvrait toujours, faisant plusieurs fois le tour de son corps, — et ces vêtemens, de couleurs variées, faits pour protéger sa pudeur, se montrèrent renouvelés jusqu’à cent fois, parce que le dieu venait au secours de la justice et de la vertu. — Alors s’éleva dans l’assemblée un terrible cri d’admiration. À la vue de ce miracle accompli dans le monde, tous les rois célébrèrent les louanges de Draopadî, et jetèrent aussi le blâme à la face du fils de Dhritarâchtra. — À cette occasion, Bhîmaséna à la grande voix maudit le coupable au milieu des rois. Les lèvres gonflées par la colère, et frottant avec violence ses mains l’une contre l’autre : « Retenez bien la parole que je vais prononcer, ô guerriers qui habitez la terre, parole qui n’a jamais été dite par d’autres hommes, et qu’aucun autre ne fera entendre ! — Et si, après l’avoir dite, je ne l’accomplissais pas, ô maîtres de la terre, que je n’obtienne jamais d’aller là où sont allés mes aïeux ! — De ce pécheur, de ce pervers insensé qui déshonore la famille, je jure de boire le sang, après lui avoir brisé la poitrine dans le combat. »

La haute antiquité n’a guère de ces accens d’une férocité sauvage ; Bhîmaséna rappelle plutôt ici quelque guerrier hun de la race d’Attila que le Grec Ajax, à qui il ressemble le plus souvent. À côté de la scène si délicate où le poète a représenté une divinité miséricordieuse enveloppant la chaste femme d’un vêtement sans fin, qui ne se déroule jamais jusqu’au bout, la colère frénétique de Bhîmaséna nous ramène brusquement à la réalité. C’est l’histoire qui