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En dépit des sages objections que présentent alternativement Dhritarâchtra, l’intelligent Vidoura, son frère, et d’autres vieillards, les Pândavas seront invités à une partie de jeu. Cette longue et magnifique scène, amplement développée, forme à elle seule tout un poème, et c’est à peine si nous pouvons ici en marquer les principaux traits. L’aîné des Pândavas, le juste et pieux Youdhichthira, se précipite au jeu avec frénésie ; un démon s’est emparé de lui. À chaque coup de dé, son adversaire, — ce même Çakouni, qui a parlé tout à l’heure, — s’écrie vivement : Gagné ! Et à chaque fois que ce mot tombe, le héros perd quelque brillant en jeu. Ce sont d’abord les bracelets, les anneaux, tous les joyaux qui décorent un prince aux jours de fête ; puis il joue ses demi-frères, Nakoula et Sahadéva, qu’il a sacrifiés, et les voilà devenus esclaves du gagnant. Il joue toujours, le Pândava ; il joue ses autres frères, il se joue lui-même, et à chaque nouvel enjeu retentit le mot fatal : Gagné ! Tout a été gagné en effet ; il ne lui reste plus rien, il ne s’appartient plus à lui-même, sa liberté a été perdue par un coup de dé. « Il te reste encore un enjeu, dit tranquillement Çakouni, c’est la fille du roi des Pântchâliens, la belle Draopadî. » Youdhichthira, qui ne peut plus s’arrêter, accepte avec empressement l’offre qui lui est faite, et alors les vieillards, épouvantés d’un pareil scandale, se lèvent avec des cris d’indignation. Il se fait dans l’assemblée un mouvement tumultueux ; les plus respectés parmi les anciens se prennent la tête avec désespoir, soupirent et soufflent comme des serpens ; des larmes coulent de leurs yeux, tandis que les Kourous et leurs partisans se livrent a une joie bruyante.

— Gagné ! s’écrie encore Çakouni, et pour la dernière fois ! — La belle Draopadî appartient, elle aussi, à Douryodhana, qui l’envoie chercher par son cocher. À demi vêtue, le visage baigné de larmes, la belle Draopadî est amenée de force et comme traînée au milieu de la salle où sont assemblés les princes.

« Les cheveux épars, la moitié de son vêtement tombée à terre, et rudement secouée par Douçâsàna[1], couverte de confusion et bouillante d’indignation, Draopadî prononça lentement cette parole : « Dans cette assemblée siègent les vieillards et les brahmanes versés dans la connaissance des livres de la loi, tous occupés à des œuvres religieuses,… et devant eux je n’ose paraître ainsi ! — Oh ! pervers, ce serait un acte indigne d’un homme respectable, ne me dépouille pas de mon dernier vêtement, ne l’arrache pas[2] !… »

Aux lamentations de Draopadî, le brutal guerrier répond par d’odieuses insultes. Il tire toujours à lui le vêtement qui va céder, le

  1. Le second des cent frères Kourous.
  2. Chant du Sabhâparva, lect. 65, vers 2, 381.