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sa mère Kountî : « Mère, voici l’aumône du jour. » Celle-ci, habituée à recevoir chaque soir le riz apporté par ses fils, qui vivaient à la manière des ascètes mendians, répondit sans tourner la tête : « Partagez ! » Or cette aumône, ce gain du jour, c’était la belle Draopadî, qui devint, par l’effet de cette parole prononcée avec trop de précipitation, la femme des cinq frères Pândavas[1]. La fille de roi accepta cette condition, comme elle sut aussi se montrer respectueuse et soumise envers les cinq guerriers dont elle ignorait le rang et le nom. Ils vivaient là, aux portes de la capitale de son père, comme des brahmanes pauvres, dans une maison écartée. Pour lit, les jeunes princes avaient un peu d’herbe sur laquelle ils étendaient des peaux de bêtes ; Draopadî dormait aussi sur la dure, la tête appuyée sur leurs pieds. Durant la nuit, les héros racontaient de grandes histoires ; ils parlaient de massues, d’épées, de boucliers ; il y avait dans leurs discours comme un cliquetis d’armes qui trahissait leur haute naissance. Aussi le frère de Draopadî, qui faisait le guet à la porte, soupçonna-t-il que les époux de sa sœur appartenaient à la race royale d’Hastinapoura. Il revint annoncer cette nouvelle au roi Droupada, qui s’affligeait au fond de son palais, ignorant encore si cette alliance insolite apportait à sa maison du déshonneur ou de l’illustration.

Cependant les Pândavas, si étroitement unis à un roi puissant, relèvent la tête ; un lien de parenté les rattachait également à Krichna, souverain de Mathoura[2], qui passait pour le prince le plus sage, le plus brave, le plus intelligent de son époque. Le vieux Dhritarâchtra n’apprit point non plus sans une satisfaction sincère que ses neveux reparaissaient sur la scène avec le rang qui leur convenait. En dépit des efforts que fit l’aîné de ses fils, Douryodhana, pour exciter de nouveau sa défiance, le roi aveugle se décida à rappeler dans ses états les princes fugitifs. Il fit plus encore, il partagea le royaume avec eux, résolution imprudente assurément, et qui devait amener la destruction des deux branches rivales. Ainsi le roi infirme, obsédé tour à tour par les brahmanes du parti des Pândavas et par les amis de ses propres enfans, changeait de ligne de conduite, montrant à tous son indécision et sa faiblesse. Les fils de Pândou, établis sur les

  1. Quelques auteurs modernes ont dit que, les cinq frères ne représentant en réalité qu’un seul personnage, ce mariage n’avait rien de monstrueux. Une pareille explication ne peut être acceptée. Ce fait de polyandrie est un reste des vieilles mœurs schytiques, dont on trouve encore des exemples dans les monts Himalayas. Camoens faisait allusion à cette coutume, suivie par les Naïrs du Malabar, quand il a dit : Gérues saô as mulheres ; mas somente, — Para os da géraçaô de seus maridos. (Canto vii, st. 41.) — « Les femmes sont communes, mais seulement pour ceux de la famille de leurs maris. »
  2. Il y aura lieu de revenir sur Krichna considéré comme dieu.