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à fuir avec elle loin de ces lieux que hante nuit et jour un ogre redoutable, ce même Hidimba dont elle se garde de dire qu’elle est la propre sœur. Et elle ajoute :

« L’amour s’est emparé de mon cœur et de mon corps ; je me livre à toi, possède-moi. — Je te sauverai, ô héros ! de ce rakchasa mangeur d’hommes ; nous habiterons tous les deux dans les cavernes des montagnes, sois mon époux !… — Car je sais voler dans les airs, je vais où il me plaît ; jouis d’une affection sans égale, ici, là, partout… avec moi ! »

À ce langage passionné de l’ogresse, qui se transforme en fée, Bhîmaséna répond avec indifférence. Il aurait honte d’abandonner lâchement ses frères pour fuir avec une femme, et le rakchasa ne lui cause nulle frayeur. Que le monstre vienne, il l’attendra de pied ferme. Le rakchasa descend en effet du haut de son arbre, et l’ogresse effrayée insiste auprès de Bhîmaséna pour qu’il prenne la fuite ; elle emportera en lieu sûr, à travers les airs, les frères et la mère du héros. « Ne crains rien pour moi, réplique Bhîmaséna ;

« Vois mes deux bras bien tournés, pareils à des trompes d’éléphans, mes deux cuisses que l’on prendrait pour deux massues, et ma poitrine osseuse, bien ouverte… — Ne me fais pas l’injure de croire que je suis un homme, et rien de plus[1]… »

On reconnaît à ces paroles naïves le héros antique, fier de sa force, montrant son corps vigoureux et bien pris, ses membres d’athlète, comme un moderne montrerait ses armes perfectionnées. Le monstre, irrité contre sa sœur qui le trahit et plus encore contre le mortel qui le brave, s’élance d’un bond le bras tendu. Une lutte terrible, un combat corps à corps, s’engage entre les deux adversaires ; l’ogre rugit, et Bhîmaséna lui crie de se taire de peur que ses frères ne soient troublés dans leur repos. Ces guerriers de grande race l’emportent sur les autres hommes même par l’intensité de leur sommeil ; ils n’entendent rien de ce qui se passe auprès d’eux. Cependant le combat se prolonge, au bruit des arbres brisés et des lianes arrachées dans cette lutte effroyable, les fils de Pândou et leur mère ouvrent les yeux. La sœur du monstre est là debout à leurs côtés ; Kountî l’interroge discrètement, car à une femme seulement il appartient d’adresser la parole à une autre femme en ces pays d’Orient. Les quatre frères qui dormaient assistent d’abord tranquillement à cette scène de pugilat. Enfin Ardjouna, qui a mesuré d’un regard la force du monstre, dit à Bhîmaséna :

  1. Mahâbhârata, chant de l’Adiparva, lect. 152, vers 5,970. — Dans les divers passages dont je donne ici la traduction, d’après le texte sanskrit, je suis forcé quelquefois de m’écarter d’une littéralité trop rigoureuse et d’omettre quelques mots, afin d’être plus intelligible et de présenter un sens plus net.