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de bien mériter de la race aryenne. À peine ont-ils fait quelques jours de marche dans les solitudes inhabitées, que le rakchasa se rencontre, l’ogre hideux, tout semblable à celui de nos contes de fées :

« Or, comme ils dormaient en ce lieu, ils furent aperçus par un rakchasa nommé Hidimba, venu de la forêt, non loin, et qui avait pris position sur un arbre. — Cet être cruel, mangeur de chair humaine, très puissant, doué d’une force immense, noir comme la nuée en la saison des pluies, à l’œil fauve, à la forme horrible, — à la bouche armée de longues dents, avide de chair humaine et tourmenté par la faim, aux hanches pendantes, au ventre pendant, à la barbe et aux cheveux rouges, — au cou et aux épaules fortes comme un gros arbre, aux oreilles en pointe, et hideux à voir, — regardait à loisir ces fils de Pândou, héros aux grands chars. — Les doigts levés, grattant et secouant sa rude chevelure à plusieurs reprises, il ouvre sa bouche avec un bâillement, le rakchasa à la grande gueule, après avoir regardé en bas, — et, tout joyeux, l’être au grand corps, doué d’une grande force, qui vient de flairer la chair humaine, dit à sa sœur : — La voilà trouvée enfin, la nourriture que je préfère ! Ma langue s’humecte de la graisse qui en découle ; elle lèche ma bouche tout à l’entour ; — mes huit dents aux pointes aiguës, dont l’étreinte est difficile à supporter, enfin je les plongerai dans ces corps bien gras et bien tendres[1]… »

La gloutonnerie du monstre cannibale est décrite ici avec une vérité révoltante ; c’est du réalisme dans toute son horreur. Les Pândavas avec leur mère ressemblent à une compagnie de perdreaux menacés par un vautour qui aiguise son bec et ses serres crochus ; mais la sœur du rakchasa, celle à qui il vient de montrer cette nichée de petits poucets endormis à ses pieds, ne peut contempler les princes magnanimes sans être touchée de leur beauté. Ce n’est pas la majesté d’Youdhichthira, de celui qui a été un instant associé à la royauté d’Hastinapoura, qui a fait impression sur l’ogresse, ni la grâce presque divine du pieux Ardjouna, le plus beau des guerriers dont l’Inde ait gardé le souvenir, celui qui unit la bouillante ardeur d’Achille à la magnanimité d’Hector. Elle s’éprend du puissant Bhîmaséna, qui faisait la garde auprès de sa mère et de ses frères endormis, de ce jeune homme « pareil à un jeune arbre qui se dresse, au teint noir, aux grands bras, à la poitrine de lion. » Au lieu d’aider son frère à dévorer les Pândavas, elle veut les sauver tous et épouser celui pour qui elle ressent une flamme subite. Désireuse de plaire à Bhîmaséna, elle change de forme tout aussitôt ; revêtue d’un corps humain parfaitement beau, elle s’approche doucement du guerrier qu’elle aime, et, le front rouge de pudeur, elle l’invite

  1. Mahâbhârata, chant de l’Adiparva, lect. 152, vers 5,927 et suiv.