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roi des Kourous ! » les autres : « Bravo ! Bhîma…, » Et les deux champions s’animent de telle sorte que la lutte va dégénérer en un combat acharné. Drona, qui a compris l’effet de ces cris populaires sur les deux princes nés d’un même aïeul et près de devenir ennemis, leur envoie son propre fils pour les arrêter, et alors « ces deux héros, la massue levée, arrêtés subitement par le fils de leur précepteur, demeurèrent comme deux océans aux grandes vagues agités par l’ouragan, au moment de la destruction d’un monde. »

Par cette comparaison exorbitante, hors nature, le poète a cherché à peindre la colère rentrée des deux guerriers, dont la poitrine se soulève, et qui ne se pardonneront jamais d’avoir lutté devant toute la population d’Hastinapoura sans pouvoir se vaincre l’un l’autre. Que l’on applique cette image aux suites de la querelle qui va surgir, que l’on entrevoie la guerre d’extermination que se feront bientôt les deux branches de cette antique dynastie, et l’on trouvera les paroles du poète moins extravagantes. C’est ainsi qu’il faut lire les poèmes indiens : pour les apprécier à leur juste valeur, on doit tenir compte de l’intention en quelque sorte prophétique du narrateur.


II. – L’onction royale.

C’est surtout la loi des kchattryas, la règle de conduite des guerriers, qu’il convient d’étudier dans le Mahâbhârata. Elle s’y trouve partout écrite et développée par des exemples. Manou a dit dans son code : « Un kchattrya qui a reçu, suivant la règle, le divin sacrement de l’initiation doit s’appliquer à régner avec justice[1]… » Mais est-ce la naissance exclusivement qui fait le guerrier capable de régner, ou bien est-ce l’onction sainte qui fait le roi ? Cette question, qui a pu se présenter ailleurs que dans le très ancien poème qui nous occupe, se trouve tranchée au milieu même de l’arène dans laquelle luttent les Kourous et les Pândavas. Après un moment de répit, Karna vient d’entrer en scène. Il est fils de Kountî (la mère des Pândavas), qui l’a mis au jour avant son mariage ; il a pour père le Soleil[2], et, fier de cette origine divine, il méprise le précepteur Drona et les cinq héros, ses demi-frères. D’une voix retentissante et qui domine l’agitation causée dans la foule par son apparition subite, il déclare à Ardjouna, au plus vaillant des fils de Pândou, qu’il va accomplir tout ce que ce héros vient de faire avec l’arc et le cimeterre. En effet, il obtient autant de succès qu’Ardjouna ; les spectateurs

  1. Manou, liv. VII, st. 2e.
  2. La naissance de Karna ne devait pas nuire à l’honneur de Kountî, le dieu son époux lui ayant accordé de redevenir fille comme devant.