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instruits, dans la pratique des armes, mais orgueilleux comme des guerriers qui se sentent nés pour le commandement. C’est à l’aîné, à Douryodhana (le mauvais guerrier), que doit appartenir le trône d’Hastinapoura. Pendant que les Kourous grandissent dans la ville, les enfans de Pândou, sous la surveillance de leur mère Kountî, se développent librement au fond des solitudes habitées de loin en loin par d’austères anachorètes. Ceux-ci, qui savaient sans doute à quoi s’en tenir sur la naissance extraordinaire des Pândavas, semblaient les avoir adoptés comme des fils. Nous avons vu, dans l’histoire de Râma, combien l’idée brahmanique aimait à s’abriter sous l’ombre des bois, dans les lointaines solitudes ; elle s’y cantonnait avec une certaine ténacité, abandonnant à la caste guerrière les villes et les forteresses, sans renoncer pour cela à diriger l’esprit des populations. Aussi, lorsque les Pândavas furent arrivés à l’adolescence, les anachorètes qui les avaient vus croître au milieu d’eux s’empressèrent-ils de les conduire à Hastinapoura, où ils achevèrent leurs études sous la direction d’un brahmane non moins versé dans la connaissance de l’art militaire que dans l’étude des textes sacrés : il se nommait Drona, et venait du pays de Pantchâla, situé au nord de l’Hindoustan. Élevé avec le roi de cette contrée (nommé Droupada), le brahmane Drona espérait trouver auprès de ce prince un asile, une position digne de son rang, lorsque ses études seraient achevées.

« Ayant donc abordé Droupada, l’austère Drona dit à ce prince : Sache que me voilà, moi, ton ami ! — Ainsi interpellé par son ancien camarade au nom d’un sentiment affectueux, le prince des hommes, le roi de Pantchâla, ne prit point en bonne part cette parole. — Le sourcil froncé par la colère et l’emportement, les yeux enflammés, ce roi, qu’enivrait l’orgueil de la domination, répondit à Drona : — Elle est bien imparfaite, ton intelligence, ô brahmane ! et elle ne sait point s’exercer à propos, puisque tu me dis sans y regarder de plus près : Me voilà, moi, ton ami ! — Oh ! non, entre les rois si haut placés et les hommes de ton espèce, privés de fortune, dénués de richesses, il n’y eut jamais amitié, ô inintelligent brahmane ! — les amitiés s’effacent avec le temps dans le cœur de celui qui vieillit ; mon ancienne liaison avec toi tenait à l’égalité de notre position. — Non, ici-bas il n’existe d’amitié impérissable dans le cœur de qui que ce soit, car le temps l’emporte, ou la colère la détruit. — … Non, le pauvre n’est pas un ami pour le riche, pas plus que l’ignorant n’en est un pour le savant ; pour le héros, l’homme impuissant n’est pas un ami, et qu’importe l’amitié d’autrefois ? — Entre ceux qui ont la même fortune, comme entre ceux qui possèdent la même instruction, il y a un lien intime, il y a amitié, mais non entre celui qui est devenu considérable et celui qui est resté dans les rangs inférieurs[1]. »

On conçoit la colère et le dépit de Drona à cette réponse hautaine

  1. Mahâbhârata, chant de l’Adiparva, lect. 130, vers 5,134 et suiv.