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mains préoccupent de plus en plus les esprits ; les brahmanes eux-mêmes se trouvent mêlés aux querelles des princes qui se disputent un trône, et comme emportés dans le tourbillon des guerres terribles dont ils sauront encore grandir les proportions en y faisant intervenir les dieux. La poésie épique dans les temps anciens a toujours procédé ainsi. Vyâsa[1], l’auteur présumé du Mahâbhârata, n’a pas agi autrement qu’Homère, seulement, dans l’œuvre du poète hindou, les légendes ont afflué avec tant d’abondance, que le grand fleuve a débordé de manière à former un océan à peu près sans rivage. Pour que le lecteur s’y reconnaisse, il est donc nécessaire de dire quelques mots des principaux personnages de l’épopée et d’établir sommairement leur généalogie.

Après avoir régné longtemps et avec gloire dans la ville d’Hastinapoura[2], le roi Çântanou mourut, laissant la couronne à son fils Bhîchma. Celui-ci épousa Satyavatî, — qui avait été mère de Vyâsa avant son mariage, — et il en eut deux fils qui moururent jeunes et sans postérité. L’aîné, Vitchitravîrya, avait pris pour femme la fille du roi de Bénarès[3] ; leur belle-mère Satyavatî, désolée de voir s’éteindre la famille de Çântanou, dit au sage Vyâsa : « Voilà que ton frère est monté au ciel sans laisser de postérité ; fais en sorte que la race des rois d’Hastinapoura ne périsse pas ! » Vyâsa obéit aux ordres de sa mère. Il était profondément versé dans la connaissance des Védas, dont il est regardé comme le compilateur ; il possédait aussi la science divinatoire, et ses grandes austérités l’élevaient au-dessus de la nature humaine, mais il avait l’aspect étrange des ascètes vivant dans la forêt. Quand la jeune veuve le vit s’approcher d’elle, à la lueur des lampes allumées, avec ses longs cheveux nattés, ses yeux brillans comme l’éclair, ses sourcils épais et sa barbe inculte, elle eut peur et ferma les yeux. Vyâsa lui dit : « Puisque tu as eu peur, tu auras un fils qui naîtra aveugle. » Une seconde fois, le terrible ascète dut céder aux instances de sa mère. La jeune veuve, qui n’osait plus fermer les yeux, devint pâle de frayeur à la vue de Vyâsa. Celui-ci laissa tomber ces paroles prophétiques : « Puisque tu as pâli, tu donneras le jour à un fils qui sera blanc. » Une troisième fois, Vyâsa fut envoyé par sa mère vers la veuve de Vitchitravîrya ; mais celle-ci, ayant revêtu de ses ornemens l’une de ses esclaves, la

  1. Ce nom signifie l’ordonnateur, celui qui étend et arrange ; c’est le même personnage dont il est question quelques lignes plus bas. Mahâbhârata veut dire la grande famille de Bhârata ; celui-ci était le jeune frère de Rama.
  2. Cette ville, ainsi appelée du nom de son fondateur, le roi Hastina, était située à une vingtaine de lieues au nord-est de Dehli.
  3. On appelait alors cette ville Kâci ; Bénarès est une corruption du mot sanskrit Varânasi, eau excellente, eau sainte. La légende dit que Vitchitravîrya avait épousé les deux filles de ce roi ; mais une seule est mise en scène.