Page:Revue des Deux Mondes - 1857 - tome 8.djvu/811

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

remédiera à une partie de ces maux en relevant l’aliéné dans l’esprit des hommes, en recueillant avec soin tout ce qui diminue la distance qui le sépare de nous, en faisant ressortir les vestiges de raison et de personnalité qu’il possède encore, et qui servent de fil intermédiaire entre la raison perdue et la raison recouvrée. Tel a été l’esprit de cette étude. Puissions-nous n’avoir pas été dupe d’une illusion !

Mais, lors même que les guérisons seraient moins nombreuses qu’elles ne le sont, faudrait-il considérer comme vaines les améliorations introduites dans les asiles d’aliénés depuis soixante ans ? Sans doute l’intérêt le plus puissant, c’est la guérison. Cependant, si la guérison est impossible, faut-il croire que tout soit inutile, et qu’il ne reste plus qu’à soutenir la vie physique et animale de l’aliéné ? Bien loin de là ; il reste à lui créer une vie demi-raisonnable, à soutenir ses facultés chancelantes, à le rattacher aussi longtemps que possible aux habitudes de la vie intellectuelle et sociale, et à sauver en lui les débris de la nature humaine ? Lorsque l’on compare la folie et la raison, il semble que la folie soit un état absolu qui n’a pas de degrés ; mais quand on compare la folie à elle-même, on y découvre du plus ou du moins, et cette différence, peu sensible lorsqu’on la voit du dehors, devient considérable, si l’on se place au centre même d’une société d’aliénés. Le triomphe de la science n’est donc pas seulement d’avoir obtenu quelques guérisons qu’on n’obtenait pas autrefois ; c’est encore d’avoir mis l’ordre, la règle, la discipline, la sociabilité, le travail, le plaisir même dans ces anciens asiles de la douleur ; de la persécution et du désespoir.

Ce n’est pas seulement la compassion pour la faiblesse, la pitié pour le malheur ; c’est encore le respect pour la nature humaine, même dans son humiliation, qui a inspiré à Pinel la pensée de la révolution qu’il a accomplie. Il faut reconnaître ici l’influence de la philosophie. Le XVIIIe siècle, qui a eu tant de torts, a eu aussi, il faut l’avouer, un grand sentiment de la valeur de l’homme ; il a pris en main la cause de tous les opprimés : les noirs, les serfs, les hérétiques, les aliénés. Il à partout répandu un sentiment de commisération et de respect pour les faibles et les souffrans ; il a forcé les hommes à être justes, ce qui est de tous les devoirs le plus difficile à pratiquer. Il n’a pu faire le bien sans y mêler beaucoup de mal, et aujourd’hui beaucoup d’esprits trop facilement découragés se demandent encore si le mal a été alors compensé par le bien. Au moins, parmi toutes les révolutions de ce temps orageux, il en est une qu’on a vu s’accomplir sans catastrophes sanglantes, sans représailles et sans vengeances, sans excès et sans réaction : c’est celle qui a rendu aux aliénés la liberté et le soleil, leur part de paix et de bonheur.


PAUL JANET.