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salles au plus bas degré de l’aliénation, reprennent dans les salons du directeur un air de vie et de raison.

Il serait difficile d’avoir une idée exacte d’une soirée de fous sans y avoir assisté. On peut dire que c’est à peu près le contraire de ce que l’on est tenté de se figurer. On se représente en effet un assemblage de personnages ridicules, très bruyans, très agités, une sorte de capharnaüm. C’est au contraire une réunion très tranquille, très silencieuse et très froide. Les deux sexes sont admis à ces soirées, mais les hommes sont dans un salon, et les femmes dans l’autre. Les uns et les autres sont autour de tables sur lesquelles sont des gravures, des livrés illustrés, que les malades aiment beaucoup et parcourent avec une grande attention. Quelques jeux, les cartes, les dominos, les dames, les échecs même, quelques conversations à voix basse, tels sont les passe-temps. Le directeur cause avec les uns et les autres. La maîtresse de la maison, personne d’un rare mérite ; fait les honneurs aux dames, joue avec elles, leur dit quelques mots, si elles sont en humeur de lier conversation. Puis l’on fait un peu de musique s’il y a des musiciens parmi les invités, et vers neuf heures on se retire. Aucune soirée, même parmi les gens raisonnables, ne se passe plus convenablement.

Plusieurs fois par an, la soirée devient un bal. Entendons-nous : ce bal ne ressemble guère à ceux que nous sommes habitués à appeler de ce nom. Dans une salle basse, qui sert ordinairement d’atelier de couture et qui ouvre sur les jardins, on a fait venir cinq ou six musiciens. Les invitées prennent place sur des banquettes ; le bal n’est que pour les femmes, car le mélange des sexes est rigoureusement interdit[1]. Pour les amuser, on leur permet quelquefois de s’affubler de costumes éclatans et bizarres qui servent d’ordinaire aux représentations théâtrales. Quelques-unes, ce sont les jeunes, sont fort bien sous ces costumes de fantaisie ; d’autres, plus vieilles, sont passablement ridicules, mais leur imagination s’en amuse, et l’on n’a pas remarqué que ces déguisemens soient pour elles une source de méprise et de délire ; à ce point de vue même, c’est une épreuve qui n’est pas sans utilité. Le bal commence. L’orchestre ne joue que des valses ; c’est la danse populaire, nationale : il faut observer que les aliénées de Stéphansfeld appartiennent surtout à la classe indigente ; or le peuple en Alsace ne connaît que les valses et non les quadrilles. Elles attendent le signal, ne dansent qu’avec la musique, et reviennent à leur place dans les intervalles. Un grand nombre se contente de regarder ; d’autres au contraire dansent avec

  1. Il paraît qu’à Charenton, dans les bals de ce genre, les deux sexes sont réunis. On n’a pas osé les réunir encore à Stéphansfeld.