nous trompant sur nous-mêmes, il faut que nous conservions la faculté naturelle de distinguer le bien et le mal. De même le fou qui juge la folie de son voisin doit avoir conservé en partie la faculté de discerner le vrai du faux, c’est-à-dire la raison.
Examinons plus particulièrement quelques-unes des facultés intellectuelles, qui se conservent le mieux dans l’aliénation mentale. La mémoire est une de ces facultés. On rencontre des aliénés qui ont une mémoire remarquable. L’un d’eux, qui est à Stéphansfeld depuis plusieurs années, connaît les noms de tous les malades, leur histoire, leur parenté, se souvient de tous les petits événemens de la maison, même les plus éloignés. Lorsqu’il divague, ses aberrations sont mêlées d’une foule de faits très exacts qu’il a appris on ne sait où. On m’a confié ou plutôt il m’a offert lui-même un mémoire de sa façon, rempli de toute sorte d’histoires fabuleuses et fantastiques ; mais du milieu de ce chaos se détache avec une parfaite clarté le récit naïf d’une journée de jeunesse du pauvre malade. Ce récit, inspiré par le souvenir vif et profond d’un des momens heureux de sa vie, n’offre pas la moindre trace, d’aberration ; il est évidemment sincère et fidèle, et porte en lui-même le, témoignage d’une parfaite exactitude. Écrit d’une main incorrecte, il émeut cependant et il attache. Ce reflet lumineux d’un autre temps dans la nuit où le malheureux est plongé aujourd’hui a je ne sais quoi, de mélancolique : c’est une fleur, perdue et oubliée dans un sol bouleversé.
La mémoire subsiste encore jusque dans les dernières formes de l’aliénation mentale, mais elle, devient de plus en plus mécanique. Un vieillard de plus de soixante ans, ancien desservant, et qui est sur la limite extrême de la manie et, de la clémence, a conservé une mémoire très nette, et très sûre. Il est incapable de prononcer une phrase qui ait de la suite ; et il peut encore réciter une fable de La Fontaine ou le célèbre exorde du père Bridaine ; il y met le ton et les nuances avec une certaine justesse ; cependant, si on l’interrompt pour lui demander le sens d’un mot, même le plus simple, il répond par des paroles sans suite et n’a plus l’air de rien comprendre à ce qu’il récite. Un autre malade, tombé plus bas, presque dans l’imbécillité, est encore capable de traduire quelques phrases latines ; mais demandez-lui ce que coûte une chèvre, il vous répondra qu’elle coûte deux sous. Le sentiment du rapport réel des choses a complètement disparu, et les anciennes associations formées par l’éducation et par l’habitude, conservées par la mémoire, subsistent encore en partie.
Une autre faculté : dont il serait curieux de suivre les traces dans l’aliénation mentale, c’est la conscience ou le sentiment de soi-même. Il ne faut pas croire que l’aliéné perde toujours le sentiment de la personnalité ;