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car une telle affirmation ne serait qu’une niaiserie, — mais incomplètes dans le sens purement humain, incomplètes pour ceux qui suivent avec une égale attention le mouvement scientifique et le mouvement philosophique. Une méthode fondée sur la nature des facultés humaines s’applique avec la même rigueur, avec le même succès, à toutes les parties de la science, et d’autre part toutes les découvertes scientifiques nous éclairent sur l’emploi, et par cela même sur la nature de nos facultés. Voilà ce que M. Taine a négligé de dire, ce qu’il paraît ignorer. Il trouve plus opportun de railler la philosophie nouvelle. « Ce n’est pas un fleuve, c’est une baignoire. » Devant cette définition accablante, la prudence conseille de s’incliner, et pourtant je ne m’incline pas. Lors même que je consentirais à l’accepter comme un bon mot, et je n’y consens pas, il resterait à savoir si M. Taine, en frappant le rocher, en a fait jaillir une source qui deviendra fleuve, s’il a creusé un lit profond pour les flots qu’il appelle, et qui doivent nous désaltérer. Hélas ! le rocher est demeuré sourd aux coups de sa baguette, le sol de la plaine ne s’est pas entr’ouvert : si notre soif ne pouvait s’étancher que dans les eaux promises, le feu dessécherait notre gosier.

Après avoir condamné quelquefois sévèrement, quelquefois avec injustice, la philosophie éclectique, M. Taine revient à Spinoza, et recommande à la génération nouvelle le Dieu-Monde ou le Monde-Dieu comme la source unique de toute philosophie. Il oublie ce qu’il a dit de Tite-Live, ce qu’il a dit de Théodore Jouffroy, et prodigue les métaphores comme s’il n’avait rien à enseigner. Il ne veut pas voir un historien dans Tite-Live, il ne veut pas voir un philosophe dans Jouffroy, et quand il parle en son nom, il prend la rhétorique pour la philosophie. Ce que Spinoza exposait d’après la méthode des géomètres, il l’expose à la manière des rhéteurs. Il s’adresse aux yeux, il s’adresse aux oreilles, il éblouit, il étourdit, et n’omet qu’une chose bien frivole en vérité ; la conviction. Il n’ajoute pas une idée aux idées de Spinoza, et triomphe comme s’il avait déchiré le voile de l’avenir. La pompe de son langage ne s’accorde guère avec l’âge de la pensée qu’il exprime. Il parle fièrement comme un Colomb qui aurait aperçu, qui montrerait du doigt un continent nouveau, et il marche dans un sentier connu depuis longtemps, dans le sentier de Spinoza. Lors même qu’il nous révélerait une pensée personnelle, une pensée inattendue, la modestie serait de bon goût. Quand il s’agit du rajeunissement d’une erreur réfutée depuis longtemps, la modestie devient un devoir impérieux : M. Taine a trop d’esprit et de savoir pour ne pas le comprendre bientôt.


GUSTAVE PLANCHE.