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France sous le règne de Louis XIV, ou dans Pantagruel l’image de la France sous le règne de François Ier, sera toujours à mes yeux un caprice d’érudit, et rien de plus. Pour comprendre le fabuliste et le biographe de Pantagruel, il me paraît plus sage de les accepter comme deux libres génies vivant de leur pensée, qui se trouvent à l’étroit dans leur temps et ne respirent à l’aise qu’en oubliant le milieu où ils sont nés. Ainsi compris, ainsi étudié, La Fontaine se passe très bien de commentaires érudits : il rêve, il médite à son heure, il suit sa fantaisie, et n’a rien à démêler avec Saint-Simon ou La Bruyère. Quoiqu’il écrive d’une manière très savante et n’abandonne jamais au hasard l’expression de sa pensée, il serait difficile de lui attribuer une volonté préconçue. Il dit avec un artifice infini la pensée qui lui vient sans effort, ce qui a fait croire aux ignorans qu’il écrivait en se jouant et que la simplicité ne lui coûte rien.

Dans la thèse de M. Taine, le vrai caractère du génie de La Fontaine s’obscurcit singulièrement. Le fabuliste ne s’appartient plus, ne relève plus de lui-même, mais du temps et du pays où il est né. Il ne rêve pas librement, il n’invente pas à sa guise, il est le produit nécessaire de son temps et de son pays. Ses fables appartiennent au XVIIe siècle, comme certaines plantes appartiennent aux Alpes ou aux Pyrénées, comme d’autres plantes croissent dans les vallées, au bord des fleuves. Les citations des contemporains, qui d’abord nous semblaient un pur jeu d’esprit, prennent bientôt ou essaient de prendre l’importance d’un théorème. C’est l’assurance d’Euclide, et pour transformer l’assurance en autorité, il manque une seule chose, — l’évidence. La Fontaine, selon M. Taine, est ce qu’il devait être, ce qu’il ne pouvait pas ne pas être. Par son éducation, par ses amitiés, par ses lectures, par les événemens qui s’accomplissaient sous ses yeux, il était prédestiné à la fable. Ce que l’église dit des élus, il faudra le dire désormais des poètes. Les saints ne sont pas saints parce qu’ils veulent être saints, mais parce qu’il plaît à Dieu qu’ils le soient. C’est ainsi que l’entendent les partisans de la grâce. Dans la théorie de M. Taine, les plus heureux génies ne sont pas à leur gré fabulistes ou poètes dramatiques. Tout ce qui se passe autour d’eux gouverne leur volonté ; ils ne choisissent pas librement le chemin où ils marchent : ils sont poussés par une force invincible, et quand ils croient inventer ; ils se souviennent ; ils se prennent pour des créateurs et ne sont que des miroirs ; leur voix n’est qu’un écho, leur ambition une nécessité.

Ce que j’ai dit de la doctrine de Spinoza appliquée à l’histoire permet au lecteur de deviner sans peine ce que je pense de l’Essai sur Tite-Live et des Philosophes français du dix-neuvième siècle. Dans ces deux livres en effet, M. Taine est demeuré fidèle à la doctrine que j’ai combattue. Je ne saurais donc les approuver sans me