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montré une rare puissance, qu’il ait enchaîné les diverses propositions dont il se compose avec un art infini, personne ne s’avisera de le contester ; mais il ne faut pas se laisser éblouir par l’appareil scientifique. Présenté sous la forme géométrique ou sous une forme plus familière à la majorité des lecteurs, le panthéisme de Spinoza entraîne toujours les mêmes conséquences. Si Dieu n’est pas séparé du monde, il ne peut ni aimer, ni prévoir. Dépourvu d’amour et de prévoyance, il ne peut ni juger, ni récompenser, ni châtier. En présence de ce Dieu impersonnel, innocence et corruption, crime et vertu sont de pures fictions. Liberté, responsabilité s’évanouissent comme des fantômes entrevus dans le trouble du rêve. Le panthéisme n’est qu’un nom nouveau donné au sensualisme, et la vieille doctrine ainsi présentée est plus dangereuse encore que sous l’ancienne dénomination, car elle emprunte à la méthode géométrique une certaine majesté. L’impersonnalité divine une fois acceptée, il n’y a plus de loi morale. Bien faire, mal faire, paroles inventées par les songes creux ! Comment l’homme pourrait-il faillir, puisque Dieu ne peut vouloir ? Hommes et Dieu, nous sommes les rouages d’une machine. Nous accomplissons fatalement les mouvemens qui nous sont prescrits. Ce que nous appelons affection, volonté, n’est qu’une illusion. Ce que nous appelons remords, contentement, n’a pas plus de valeur. Notre vie tout entière est peuplée de mensonges, et nos actions, que nous croyons nous appartenir, ne nous appartiennent pas. Une vertu que nous perdons, c’est une feuille qui tombe. L’arbre sera-t-il puni pour avoir laissé tomber une feuille ? Un ami que nous trahissons, c’est une branche que le vent brise. La tige sera-t-elle châtiée pour n’avoir pas défendu la branche assaillie par le vent ? Dieu est en nous, comme il est dans la branche et dans la feuille. Quand nous croyons vouloir, nous ne voulons pas. Quand nous croyons penser, nous ne pensons pas. Notre pensée, notre volonté sont des modes de la substance divine. Si nous violons ce que les ignorans appellent le droit, si nous méconnaissons ce que les ingénus appellent le devoir, nous pouvons dormir tranquilles, car nous avons fait ce que nous étions obligés de faire. Dieu n’est pas avec nous, Dieu est en nous ; nous ne sommes pas une personne innocente ou coupable, nous sommes un mode de la substance divine, et si quelqu’un s’est trompé, c’est Dieu. Or Dieu ne peut se tromper, non parce qu’il est Dieu, mais parce qu’il se confond avec les êtres animés ou inanimés. La pierre qui tombe, le fleuve qui marche à la mer sont des modes de la substance divine, et qui oserait trouver mauvais que la pierre tombe, que le fleuve marche à la mer ? Eh bien ! la responsabilité humaine équivaut à la responsabilité du fleuve et de la pierre. Pensée généreuse, pensée basse, cupidité,