Page:Revue des Deux Mondes - 1857 - tome 8.djvu/681

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

de la conversation, il y a toujours dans ces théories, de quelque nature qu’elles soient, une partie que toutes les intelligences peuvent saisir facilement, et qui modifie l’opinion publique dans un sens heureux ou fâcheux. M. Taine a trop étudié l’histoire pour ignorer ce qui revient à la philosophie dans la transformation de l’esprit public. Ceux mêmes qui ne jouent aucun rôle dans les faits accomplis sous nos yeux ne demeurent pas indifférons en présence de ces faits, ils les jugent diversement, et la diversité de leurs jugemens relève des théories philosophiques dont ils ont accepté les conséquences sans vouloir ou sans pouvoir en contrôler les prémisses. C’est là une vérité que les hommes de bonne foi ne songeront jamais à révoquer en doute. Qu’on ne vienne donc pas nous dire que la philosophie n’est faite que pour les philosophes, et que, dans ce domaine, où la multitude ne peut pénétrer, les erreurs ne doivent inquiéter personne : c’est une affirmation banale inventée par l’égoïsme et la paresse, qui veulent dormir d’un sommeil tranquille. Si la philosophie ne dicte pas les événemens, elle enseigne à les juger, et l’estimation du présent ou du passé est un des élémens de l’avenir. Il y a donc lieu de s’inquiéter de la préférence accordée à telle ou telle théorie par les écrivains qui s’adressent à la foule et ne demeurent pas dans l’enceinte de l’école.

L’histoire de la philosophie nous démontre avec une évidence souveraine que les sens placés au-dessus de la pensée se traduisent, en langue vulgaire, par cette formule si souvent applaudie : « Chacun pour soi, et Dieu pour tous. » Parfois même on supprime la dernière partie de la formule.— La pensée mise au-dessus des sens exige le dévouement, l’abnégation, et toutes les actions généreuses relèvent de cette théorie. Que les hommes qui se dévouent ignorent ou connaissent le Phédon, la question n’est pas là. Pour rattacher leur conduite aux doctrines de Platon, il suffit que le Phédon pousse l’humanité dans la voie qu’ils ont suivie. C’est le seul rôle que la philosophie spiritualiste revendique dans l’histoire.

Le doute exposé théoriquement comme une forme de la sagesse n’est guère moins dangereux que les sens mis au-dessus de la pensée. Excellent comme instrument d’investigation, il engourdit les facultés humaines dès qu’il devient systématique. En présence d’une telle théorie, toutes nos actions deviennent indifférentes. À quoi bon agir dans un sens déterminé, si nous ignorons de quel côté se trouvent la vérité, la justice ? Ou le doute ne signifie rien, ou il absout également toutes les actions. La vie politique et la vie privée, estimées d’après cette théorie, se partagent entre les habiles et les maladroits. Exprimer la conséquence, c’est dénoncer le danger du principe. Impuissant dans l’ordre scientifique, puisqu’il n’y a pas de