le monde où nous vivons, la théorie pure n’est pas généralement acceptée. Quoique la science soit chose parfaitement impersonnelle, nous sommes habitués à croire que, sur le terrain même de la science, les hommes se doivent de mutuels égards. À Dieu ne plaise que je convertisse la franchise en ingratitude : la meilleure manière d’honorer les vivans est de les traiter comme nous traitons les morts. Seulement franchise n’est pas rudesse, et quand l’élève se trouve amené à parler de son maître, s’il éprouve le besoin de le contredire, la cause qu’il défend nous semble d’autant plus juste, qu’il apporte plus de réserve dans son langage. Aux vivans comme aux morts on ne doit que la vérité ; mais le bon goût veut qu’on ne la dise pas aux uns et aux autres sous la même forme.
Est-il sage, est-il prudent de considérer comme non avenu le conseil que je rappelle ? M. Taine paraît le penser, ou du moins sa conduite nous autorise à lui prêter cette conviction. Il demeure dans le domaine de la théorie pure, et n’attache aucune importance à la solution pratique de la question que je posais tout à l’heure. Il me répondra peut-être qu’il s’est décidé à ses risques et périls, et qu’il ne doit compte à personne des motifs de sa décision. Cet argument ne me fermerait pas la bouche. Les égards de l’élève pour son maître ne sont pas régles par la seule bienséance. Il y a deux manières en effet de servir la vérité : agrandir le domaine de la science, ou populariser les faits connus, et inviter par le charme de la parole un plus grand nombre d’esprits à s’engager dans l’étude. Les maîtres de M. Taine ont-ils choisi la première ou la seconde des tâches que je définis en termes généraux ? C’est une question que je n’ai pas à résoudre en ce moment. Ce qu’il me paraît important de noter, c’est que tous ceux dont il a recueilli les paroles, et qui ont aidé au développement de son intelligence, jouissaient d’une grande autorité, et que cette autorité ne reposait pas sur des titres imaginaires. C’en est assez pour nous amener à penser qu’il devait leur témoigner plus de déférence, lors même qu’il se croyait obligé de les contredire. Il n’y a pas de science immobile ; étude et mouvement sont deux termes synonymes. Il n’est donc pas étonnant que le sens du passé soit expliqué chaque jour d’une manière nouvelle, que le développement des facultés humaines soit exposé d’après des théories diverses. Je suis tout prêt à reconnaître qu’il n’y a pas de progrès sans contradiction ; mais la contradiction même, lorsqu’elle s’adresse aux vivans, veut être accompagnée de certains ménagemens dont M. Taine ne s’est pas soucié.
C’est à cette insouciance qu’il faut rapporter l’étonnement et le dépit excités par ses écrits. Les hommes qui ont conquis une légitime autorité par l’étendue de leur savoir ou l’éclat de leur parole