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a accompli sa tâche. La surface incendiée est devant lui toute noire, et aucun sifflement ne répond plus aux attaques de la pompe. Tout à coup là-bas, au fond, au-dessous de lui, s’agitent les rouages de l’horloge. Elle a sonné deux fois. Deux fois ! deux heures ! et il est encore là, sur l’échelle, au faîte de la tour, et il ne roule pas dans l’abîme ! Quelle différence entre la réalité et les visions de son délire ! Il avait rêvé souvent qu’il était là, que deux heures venaient sonner, que le vertige s’emparait de lui et le précipitait sur le pavé pour l’expiation de quelque crime ténébreux. Tels étaient ses rêves, et aujourd’hui, ce n’était pas un rêve, il était bien réellement là, et l’échelle était secouée par l’ouragan, et la neige tourbillonnait autour de lui, et les éclairs sillonnaient le ciel au-dessus de sa tête, et à la lueur de chaque éclair la nappe de neige qui couvrait les toits, les montagnes, la vallée, la contrée entière, ressemblait à un immense incendie, et deux heures sonnaient sous ses pieds, et les cloches hurlaient, fouettées et irritées par la tempête, — et il se tenait debout et ferme à son poste, il n’avait pas le vertige, il n’était pas précipité du haut de l’échelle !

« Il savait donc qu’aucune faute ne pesait sur lui. Il avait fait son devoir là où des milliers d’autres ne l’eussent pas fait ; il avait sauvé sa ville natale, il l’avait sauvée seul du plus effroyable péril. L’orgueil de cette pensée n’était chez lui qu’une prière d’actions de grâces. Il ne pensait pas aux éloges qu’il allait recevoir ; il pensait à ses concitoyens, qui allaient respirer enfin après des heures d’angoisses ; lui-même, après bien des mois, il sentait ce que veulent dire ces mots : respirer librement ! Cette nuit lui avait rendu la joie et le goût de la vie. Chez les hommes tels qu’Apollonius, la meilleure récompense d’une bonne action, c’est qu’ils se sentent plus forts pour en accomplir d’autres.

« Cependant la foule était toujours tumultueuse sur la place, quand le second coup de foudre éclata. Ce fut un moment de stupeur. Pendant l’intervalle des éclairs, on avait vu sur les ardoises de la toiture de petites flammes s’agiter, voltiger çà et là, courir les unes après les autres, et, quand elles se rencontraient, former une sorte de foyer ; parfois l’orage les éparpillait, souvent même elles semblaient éteintes, puis elles reparaissaient soudain plus vivaces et plus hautes. Un nouveau cri : Au feu ! avait retenti plus violemment par toute la ville. On criait aussi : « Nettenmair ? où est Nettenmair ? — Il est sur la tour ! » dit une voix. Chacun se sentit rassuré. La plupart ne connaissaient pas Apollonius, même parmi ceux qui l’appelaient, et ceux qui ne le connaissaient pas étaient précisément ceux qui criaient le plus fort. Aux heures de détresse publique, la foule s’attache ainsi à un nom d’homme, quelquefois à un simple mot. Pour les uns, c’est un moyen d’étouffer la voix de leur conscience qui leur dit de se montrer et d’agir, et ces hommes qui se sont dispensés du devoir, vous les verrez toujours, si le libérateur invoqué ne réussit pas, épiloguer sur sa conduite, discuter ceci et cela, ce qu’il a fait et ce qu’il n’a pas fait. Pour les autres, c’est seulement une manière de détourner un instant la pensée du péril, de se faire illusion à eux-mêmes. On savait bien, en réalité, que personne ne pouvait se risquer au sommet de la flèche au milieu de cette tempête… Aussi, quand on vit s’ouvrir la porte de service, quand on vit une échelle appliquée à la muraille, quand on comprit qu’un homme osait une pareille chose, la stupeur fut aussi grande qu’au moment