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Après le premier acte, on aperçut Saint-Clément dans une loge ; tous les visages se tournèrent de ce côté, une sourde rumeur s’éleva du sein de la foule, et bientôt des huées, des rires et des sifflets partirent à la fois de tous les bas-fonds de la salle. Le baron, pâle de colère, eut l’imprudence de montrer son poing fermé aux rieurs ; un rugissement terrible répondit à ce geste menaçant. Une voix de stentor, dominant toutes les autres, émit la proposition d’assommer le cane forestiere. Deux cents personnes contre un seul homme se pouvaient croire à peu près sûres de la victoire ; mais sir Oliver avait pris les devans : il entraîna le baron dans sa loge et l’y retint caché jusqu’à la fin de l’entr’acte. La musique apaisa la rage du parterre, et Saint-Clément rentra chez lui, toujours accompagné par le gentleman en attitude de boxeur. Le lendemain, ils partaient ensemble pour le Tyrol par la malle-poste de Trente.

Pendant le temps que le marquis Saverio passa dans sa famille, il reçut plus de visites, de complimens et d’ovations que s’il eût sauvé la patrie. Sir Oliver, qui revint seul à Venise, eut aussi son jour de triomphe. On se cotisa pour envoyer les gondoliers chantans exécuter leurs meilleurs morceaux sous ses fenêtres. Le mariage prochain de Remigio avec la belle Erminia était annoncé ; toute la ville y voulut assister, et la petite église de San-Fantino ne put contenir la foule immense qui s’y porta le jour de la cérémonie. Il y eut bal et gala au palais B…, on récita beaucoup de sonnets à la louange des jeunes époux, et le souper se termina par un brindisi général en l’honneur du marquis. Touché de ces marques d’estime, Saverio porta un toast d’adieux et de remercîmens à ses joyeux amis de Venise, puis il ajouta : — Vous m’avez contemplé dans ma puissance de chef de famille. Maintenant que le calme est rentré dans nos esprits, je redeviens ce que j’étais, Saverio le bon vivant, le pécheur, l’ennemi de l’hypocrisie, qui, ne pouvant souffrir aucune contrainte, ne veut non plus gêner personne. Je dépose mes pouvoirs, et je me retire avec les honneurs de la guerre, heureux de laisser derrière moi la paix et la concorde.

Et le lendemain il partit en effet pour Milan. La loge de la marquise offrit alors aux spectateurs le paisible tableau qu’on avait observé durant quinze ans. Chacun avait repris sa place accoutumée ; au fond de la loge, le bon seigneur Forcellini, portant l’éventail et la lorgnette, remplissait les devoirs de sa charge comme autrefois.

Cette histoire, commencée au café Florian, devait avoir au même endroit son petit épilogue. Le cercle des commérages n’était pas complètement satisfait. Une lacune désolante existait encore dans les travaux de la chronique. Comment la contre-révolution s’était-elle opérée dans les sentimens de la marquise ? d’où venait cet ascendant