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Depuis trois mois que tu manges notre pain, si je t’ai laissé la liberté de parler musique avec une fille innocente, c’est que je t’ai cru honnête homme. Quel usage as-tu fait de cette liberté ?

— Sur mon honneur, je vous le jure ! s’écria Remigio les yeux levés vers le ciel en se frappant la poitrine d’un vigoureux coup de poing, sur mon honneur, l’amour s’est emparé de tout mon être avant que j’eusse la conscience de mon état. Oui, j’aime passionnément la divine Erminia

— C’était à moi ou à sa mère qu’il fallait le dire, et non pas à elle, interrompit le chevalier. Tu as manqué à tes devoirs, à l’amitié, à l’hospitalité. Voyons quel est l’on dessein : tu ne possèdes qu’une jolie voix de ténor, et tu n’ignores pas que le cœur de la jeune fille est accompagné, pour qui saura s’en rendre maître, d’une dot de cinquante mille florins.

— Chevalier, reprit le jeune homme, ôtez-moi l’espérance et la vie, mais ne me calomniez pas. Cette fortune que vous regardez comme l’objet de ma convoitise, j’ai souhaité cent fois qu’elle fût dissipée par le marquis, comme le disaient les bruits publics.

— Parce que tu sais bien que les bruits publics sont des sottises et que ton beau désintéressement ne risque rien.

— Je ne réponds pas à de pareilles accusations, dit Remigio avec fierté. Adieu, chevalier, vous me rendrez justice un jour. Demain je quitterai Venise.

— Votre seigneurie daignera-t-elle m’apprendre en quel pays elle a le dessein de porter ses pas ?

— En Allemagne, en Russie, au bout du monde.

— Voilà bien les musiciens ! reprit le chevalier. On leur refuse une belle fille dont ils ont capté le cœur, et vite, ils décampent, tout prêts à roucouler pour une princesse russe, ou à recevoir une décoration de quelque grand-duc.

— Homme cruel ! s’écria Remigio en pleurant, vous avez fait de moi l’être le plus malheureux de la terre, et vous vous raillez de ma douleur, vous que je croyais si bon et si généreux ! Ah ! pourquoi m’avez-vous ouvert cette maison où habite un ange de douceur ? Pourquoi vous ai-je connu vous-même ? Pourquoi suis-je né dans cette pauvre Italie ?

— Parbleu ! pour ton bonheur, dit le chevalier ; essuie tes larmes et embrassons-nous.

Remigio sauta au cou du seigneur Giacomo et y demeura suspendu longtemps, suffoqué par ses sanglots.

— Crois-tu par hasard, reprit le chevalier, que j’ignorais tes amours ? Je les ai devinées dès le premier jour, et si elles m’eussent déplu, je t’aurais mis à la porte ; mais j’ai vu ta bonne foi, ta passion