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Comme ils étaient tous deux connaisseurs et dilettanti, on comptait sur eux les jours de grande représentation. Ils distribuaient ensemble les bouquets, les sonnets et les petits présens à l’idole du public. On les retrouvait, après le spectacle, dans la loge de la cantatrice, discutant sur une question de goût et donnant des avis que l’imprésario lui-même écoutait avec déférence ; mais une fois minuit sonné, Giacomo allait dormir, tandis que Saverio courait à d’autres plaisirs moins esthétiques.

Leurs études achevées, les deux amis se séparèrent pour retourner l’un à Milan, l’autre à Bologne. Dix ans après, Saverio étant devenu marquis, Giacomo cavaliere, et tous deux maîtres de leur fortune, ils se donnèrent rendez-vous à Venise pour y mener encore cette vie de grands seigneurs artistes, dont ils avaient conservé d’agréables souvenirs. Le premier, plus libertin et plus enfant gâté que jamais, ne s’était corrigé d’aucun de ses défauts ; le second sentit bientôt que les amusemens du dilettantisme ne suffisaient plus à son bonheur. Le chevalier Giacomo se mit à la recherche d’une femme jeune et belle, avec ou sans dot, pourvu qu’elle eût un caractère aimable et de l’instruction. Sans communiquer son projet au marquis, dont il craignait la légèreté, il négligea les coulisses pour fréquenter les salons de Venise. Dans ceux de la bourgeoisie aisée, il remarqua une jeune personne, fille d’un riche propriétaire de la Polésine de Rovigo. Lucia était une véritable Vénitienne, plus intelligente que spirituelle, plutôt douce que bonne, plutôt gracieuse que sensible, aimant la flatterie et disposée à se laisser adorer, mais sans hauteur, comme une divinité affable et complaisante. Ce caractère, qui n’aurait pas convenu à tout le monde, plut extrêmement au chevalier. Avant de déclarer ses intentions, Giacomo voulut prendre le temps de se faire aimer. Ses assiduités ne donnèrent d’ombrage à personne, et il put causer avec la jeune fille autant qu’il le souhaitait sans qu’il en fût parlé au café Florian.

Un soir, en sortant du théâtre, le marquis Saverio prit le bras de son ami et l’accompagna jusqu’à la maison où demeurait Lucia. Moitié par désœuvrement, moitié par curiosité, il eut la fantaisie d’entrer dans un salon de la bourgeoisie, et il pria Giacomo de l’y présenter. La beauté de la jeune fille produisit une vive impression sur l’imagination inflammable du Milanais. Il rentra chez lui en proie à une agitation qu’il prit pour de l’amour. Comme il arrive souvent aux gens sensuels ; dont la vue ne s’étend pas au-delà de la lune de miel, Saverio se mit en tête d’épouser cette belle fille, uniquement pour satisfaire, un caprice. Un tel projet n’avait pas besoin d’être longtemps mûri. Le marquis ne s’endormit pas dans les réflexions et les préliminaires. Giacomo se préparait à faire sa demande en