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rident et sont privés de vie à tout jamais. Les oreilles de nos soldats ont été préservées par la calotte de drap rouge, appelée chachia, qu’on leur avait distribuée. Parmi les soldats du train des équipages, qui, obligés de sortir par tous les temps, ont plus souffert que les autres de la rigueur du froid, beaucoup ont eu un ou plusieurs doigts gelés à la main qui tient les rênes. La congélation des pieds a été très fréquente dans tous les régimens.

Jusqu’à la chute des parties frappées de mort par la congélation, la souffrance est à peu près nulle ; l’appétit est conservé, il n’y a qu’une fièvre d’élimination très modérée. On se contentait, d’après mes conseils, d’envelopper le membre d’une couche de ouate dont le contact soyeux et léger est bienfaisant ; le malade, se nourrissant bien, pouvait se figurer que son affection n’était pas grave. Malheureusement, lorsque plus tard les orteils, ou la moitié du pied, ou les deux pieds, tombes en putrilage, se séparaient du corps, laissant à découvert une large plaie qu’irritait le contact de l’air, la douleur devenait violente, la fièvre s’allumait, les grands viscères s’affectaient, l’existence était en danger, et souvent la mort survenait, déjouant les efforts de l’art médical.

À mesure que s’élargit le cercle limitrophe des parties mortes et des parties vivantes, la suppuration, déjà fétide, devient plus abondante ; les parties molles se détachent par lambeaux, entraînant quelques pièces du squelette ; les os restés en place, privés de leurs ligamens, noircissent, puis tombent spontanément. Ce travail éliminatoire, lent et patient de la nature, devait être scrupuleusement respecté. Si, pour le hâter, on cherchait à ébranler une simple phalange retenue à peine par ses ligamens érodés, il n’en fallait pas davantage pour que la plaie se couvrît de bourgeons charnus de mauvaise nature, mollasses, boursouflés, saignant au moindre contact, toujours menacés de pourriture d’hôpital. Les amputations faites en Crimée pour cause de congélation n’ont pas réussi. Dans un de ses rapports, M. Boudier, médecin en chef d’une ambulance divisionnaire, expliquait cet insuccès par le délabrement, l’état de marasme des malades, presque tous atteints de diarrhée chronique ([1]. Les cas de congélation survenus dans les ambulances mêmes étaient du reste une preuve manifeste de cet épuisement. L’impuissance des opérations imposait au chirurgien le devoir de s’abstenir, d’entretenir simplement des soins de propreté, de désinfecter les plaies en les saupoudrant de chlorure de chaux, et d’abandonner aux seuls efforts de la nature l’élimination des parties mortes. L’abstention des chirurgiens a mis en évidence ce fait, que la nature trace le cercle de démarcation entre les parties vives et les parties mortes

  1. C’est également à cet état d’épuisement qu’il faut attribuer le peu de résultats obtenus par les amputations doubles, c’est-à-dire des deux membres à la fois.