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vers la liberté. Il resta toujours sous le charme, et trente ans après son retour en Amérique, il terminait le récit de ce qu’il avait vu à Paris en s’écriant : « Je ne puis quitter ce grand et bon pays sans exprimer mon sentiment sur sa prééminence parmi toutes les nations de la terre… Quand on le compare à d’autres pays, on lui trouve cette marque de primauté qui fut donnée à Thémistocle après la bataille de Salamine : chaque général vota pour lui-même la première récompense offerte à la valeur, et la seconde à Thémistocle. De même interrogez les voyageurs de toutes les nations. Demandez-leur : « Dans quel pays voudriez-vous vivre ? — Dans le mien, où sont mes amis, mes parens, les premières et les plus chères affections, les premiers et les plus chers souvenirs de ma vie. — Et quel serait votre second choix ? — La France. »

On se souvient souvent avec exagération des plaisirs passés, mais il n’y avait nulle exagération dans les souvenirs affectueux que Jefferson avait conservés de la France. Sa correspondance de Paris en fait foi :


« Comment trouvez-vous l’Angleterre ? écrivait-il le 30 juin 1787 à Mme de Corny. Je sais que votre goût pour les arts et métiers vous donne une petite disposition à l’anglomanie. Les ouvriers anglais l’emportent certainement sur tous les autres dans quelques parties ; mais soyez juste envers votre nation. Vos compatriotes n’ont pas, il est vrai, la patience de rester du matin au soir à polir une pièce d’acier, comme peut le faire un léthargique Anglais tout chargé de porter ; mais comparez leur bienveillance, leur gaieté, leur amabilité, à l’humeur et aux manières hargneuses du peuple au milieu duquel vous vous trouvez, cela compensera amplement le manque de patience. J’espère que lorsque la splendeur des boutiques, la seule chose qui vaille la peine d’être vue à Londres, aura perdu le charme de la nouveauté, vous soupirerez après Paris et ses habitans, et vous sentirez que vous ne pouvez être nulle part aussi heureuse qu’en leur compagnie. »

« Je suis enchanté, dit-il ailleurs, des habitans de ce pays. Toutes les aspérités et les rudesses de l’esprit humain sont si parfaitement effacées, qu’il semble qu’on pourrait se glisser toute sa vie au milieu d’eux sans être une seule fois coudoyé… Je voudrais que, sans trop sacrifier la sincérité du langage, mes compatriotes voulussent bien adopter de la politesse européenne tout juste ce qu’il faut pour être prêts à tous ces petits sacrifices du moi qui rendent les manières européennes si parfaitement aimables, et qui soulagent la société des scènes désagréables auxquelles la grossièreté la soumet trop souvent… Si je voulais vous peindre les jouissances que me donnent leur architecture, leur peinture, leur musique, je manquerais d’expressions. »


Rien ne donne plus de force à la passion que d’être contrariée, ni plus de vivacité au plaisir que d’avoir été longtemps attendu. « Le génie des arts semblait avoir répandu ses malédictions sur le pays de sa naissance, » tel était le secret de l’enthousiasme et des joies que causaient à Jefferson les œuvres de l’art européen. Ce