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monde en état de lire Homère. Vous qui écrivez bien et facilement le français, envoyez promptement une ligné au journal afin de revendiquer l’honneur pour nos compatriotes. »

Les calomnies contre le climat de l’Amérique mises à la mode par l’Histoire philosophique des deux Indes le troublaient encore bien davantage, Elles avaient déjà excité l’impatience de Franklin et donné au grand art qu’il avait d’illustrer la vérité par des exemples une charmante occasion de s’exercer. Un jour, il donnait à dîner à Passy ; la moitié des convives se composait d’Américains, l’autre de Français. Parmi ces derniers était l’abbé Raynal, qui s’empressa de développer sa théorie favorite avec son éloquence habituelle. À l’en croire, toutes les races d’animaux dégénéraient en Amérique, et l’homme lui-même n’échappait point à cette fatale influence. Franklin jeta un rapide coup d’œil sur ses hôtes : « Allons, monsieur l’abbé, lui dit-il, tâchons de régler aujourd’hui cette importante question. J’ai le plaisir de compter à ma table autant d’Américains que de Français ; mes compatriotes sont tous assis du même côté, mes amis français se sont placés de l’autre. Les deux partis n’ont qu’à se lever ; nous verrons chez lequel des deux peuples la nature a dégénéré. » Franklin avait si spirituellement profiter d’une singulière bonne fortune : ses Américains étaient tous grands et robustes ; lui-même était d’une prestance imposante. Les Français de l’abbé Raynal étaient au contraire fort petits, et quant à l’abbé lui-même, il était remarquablement chétif. Obligé de décliner le défi, il ne voulut pas cependant s’avouer vaincu : « Cela ne prouve rien, monsieur le docteur, les grands hommes sont partout des exceptions. »

Jaloux d’un aussi beau succès et pressé de marcher sur les traces de son vénérable collègue, Jefferson voulut aussi entrer en lice pour la beauté des races américaines. Ce fut contre Buffon. Il s’agissait cette fois, non de l’homme, mais des animaux, et moins heureux que Franklin, Jefferson n’avait pas ses preuves sous la main. Pour démontrer à son illustre contradicteur qu’il faisait tort aux œuvres de Dieu dans le Nouveau-Monde, Jefferson pria le général Sullivan de lui procurer le squelette et la peau d’un élan d’Amérique. Il s’agissait de l’honneur du pays. Le général se mit en campagne avec autant de zèle et de vigueur que si on lui avait donné à enlever un corps d’armée anglais. La campagne coûta 1,000 francs. Avant d’en connaître les détails, Jefferson trouva que le chiffre était un peu gros ; mais après avoir reçu le rapport du général, il dut se féliciter de n’avoir point à payer plus cher une expédition dont il récapitulait ainsi lui-même les beaux épisodes : « Les troupes mises en marche au mois de mars ; — beaucoup de neige ; — un troupeau attaqué ; — un élan tué dans le désert ; — une route percée ; —