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ses réquisitions, le congrès avait perdu depuis la paix le peu d’autorité dont il avait été nominalement revêtu dans les temps difficiles, et il s’agitait vainement pour la reconquérir. Jefferson ne pouvait s’y sentir à sa place, et au milieu des longs et monotones débats sur le système monétaire des États-Unis, sur le mode de ratification du traité avec l’Angleterre, et sur le gouvernement du territoire occidental, il songeait à l’Europe. Aussi, dans un rapport sur l’état des relations extérieures, s’empressa-t-il de faire ressortir avec force la nécessité de conclure des traités de commerce avec tous les peuples, et d’entamer promptement à ce sujet des négociations dont Paris devait être le centre, et auxquelles il se promettait d’assister. En vain les délégués du Massachusetts cherchèrent-ils à le dégoûter de la diplomatie en faisant réduire le traitement des ministres étrangers de 11,000 dollars à 9,000. Il n’était pas avide, et il était décidé à réussir. Ne pouvant toutefois proposer lui-même ses services au congrès, il se remit de ce soin à la complaisance de l’un de ses collègues virginiens. L’idée soumise au congrès obtint son assentiment, et une commission générale, composée de Jefferson, de Franklin et de John Adams, fut chargée de proposer simultanément des traités de commerce à l’Angleterre, à la ville de Hambourg, à la Saxe, à la Prusse, au Danemark, à la Russie, à l’Autriche, à la république de Venise, au saint-siège, au roi de Naples, à la Toscane, à la Sardaigne, à la république de Gênes, à l’Espagne, au Portugal, à la Porte, aux régences d’Alger, de Tripoli, de Tunis, et à l’empire du Maroc !


V

Le séjour de Jefferson en Europe est l’une des portions les plus curieuses de sa vie, moins par ce qu’il y a fait que par ce qu’il y a vu et pensé. Un radical du Nouveau-Monde, l’esprit encore imbu des traditions anglo-saxonnes, venant juger l’Europe et lui emprunter en les modifiant les idées et les passions anarchiques qui surgissaient au sein de l’ancien régime, c’est un spectacle intéressant en lui-même et qu’il importe d’étudier avec soin pour comprendre le rôle que Jefferson joua plus tard dans son pays à la tête du parti démocratique. Ce fut en France qu’il apprit à détester la vieille organisation sociale de l’Europe et tout ce qui s’y rattachait encore en Amérique ; ce fut en France qu’il prit en haine la puissance de l’aristocratie et du clergé qu’il avait jusque-là attaquée sans colère ; ce fut en France qu’emporté par le mouvement philosophique du XVIIIe siècle, cet esprit naturellement aventureux s’enhardit jusqu’à la folie. Tout est mis en question sous ses yeux. Les grands problèmes de la science politique sont posés devant lui, et il les aborde avec une intrépidité présomptueuse et une assurance dogmatique