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lorsque, le soir, j’entrai dans sa chambre à la dérobée. Il se renferma chez lui pendant trois semaines. Je ne le quittai pas un instant. Jour et nuit, il se promenait incessamment en long et en large, ne consentant à se reposer que lorsque ses forces étaient épuisées, et se jetant alors sur un grabat qu’on avait placé par terre au moment où il s’était trouvé mal. Il quitta enfin sa chambre, se fit amener son cheval, et depuis ce moment on le vit sans cesse errant dans les montagnes, dans les sentiers les plus écartés et dans les bois. Je fus souvent sa compagne dans ces tristes promenades et le témoin solitaire de ses brusques transports de douleur. »


Il retrouva enfin un peu de calme, et le 26 novembre 1782, deux mois après la mort de sa femme, il écrivait au chevalier de Chastellux :


« Votre lettre m’a trouvé sortant un peu de la stupeur, d’esprit qui m’avait rendu aussi mort au monde que celle dont la perte l’avait causée. Votre lettre a rappelé à ma mémoire qu’il y a encore parmi les vivans des personnes à l’affection desquelles j’attache quelque prix… Avant cet événement, mon plan de vie était arrêté ; je m’étais retiré dans les bras de la retraite, je me reposais de mon bonheur futur sur mes affections domestiques et sur mes travaux littéraires. Un seul événement a emporté toutes ces vues d’avenir, et laissé dans ma vie un vide que je ne me sentais pas le courage de combler. Un appel du congrès, qui m’oblige à passer l’Atlantique, m’a trouvé dans cet état d’esprit, et afin qu’au devoir vînt s’ajouter la tentation, j’ai appris en même temps, par son excellence le chevalier de la Luzerne, qu’un vaisseau de guerre sur lequel vous devez passer en France met à la voile dans le milieu de décembre. J’ai accepté la nomination, et ma seule préoccupation est aujourd’hui de surmonter tous les obstacles qui peuvent retarder mon départ, et m’empêcher de vous rejoindre et de faire le voyage avec vous ; je mesure tendrement votre affection à la mienne, et je ne vous demande pas si vous consentez. »


« Résider à Paris auprès d’une cour polie, et vivre dans la société des literati du premier ordre, » c’était, depuis que les États-Unis avaient une diplomatie, le rêve favori de Jefferson. Par deux fois déjà, le congrès lui avait offert le moyen de le réaliser ; et sa tendresse pour les siens, « qu’il ne voulait ni laisser derrière lui, ni exposer aux dangers de la mer et aux attaques des croiseurs anglais, » l’avait seule empêché, en 1776 et en 1781, de devenir collègue du docteur Franklin à Paris. Appelé en 1782, sur la proposition de Madison, son ami, à prendre part à la négociation de la paix avec l’Angleterre, il n’avait pu cette fois résister à la tentation. Après les malheurs politiques et domestiques dont il avait été frappé, « il sentait le besoin de changer de scène, » et il attendait avec impatience l’occasion de s’exercer sur un nouveau théâtre, lorsque son espoir fut déçu par la nouvelle de la conclusion de la paix. Il rentra chez lui triste et mécontent ; mais, décidé à ne pas rester, dans la retraite, il se fit envoyer au congrès par son état. Ce n’était évidemment pour lui qu’un pis-aller. Mal constitué, impuissant à faire exécuter