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Si les grands propriétaires virginiens s’étaient placés en dehors du droit commun par la jouissance de privilèges fiscaux ou politiques, si dans la lutte contre l’Angleterre ils avaient séparé leur cause de celle du pays, s’ils s’étaient rendus odieux au peuple ou dangereux pour les défenseurs de l’indépendance américaine, je comprendrais l’empressement de Jefferson à miner leur prépondérance ; mais en fait personne dans la colonie n’était exempt de l’impôt. Tout franc tenancier avait le droit de prétendre aux fonctions et à l’influence : le seul privilège des gentilshommes virginiens, c’était le prestige qui s’attache à la richesse, prestige naturel, dont l’opinion ne s’alarmait nullement, dont elle ne réclamait point la destruction, et qui jetait sur la colonie tout entière un éclat dont la cause de l’indépendance avait profité. C’était la classe supérieure qui avait fait la grandeur et la puissance de la Virginie, c’était elle qui avait entraîné les masses dans le mouvement révolutionnaire, et donné des chefs à l’armée et au congrès. Jefferson ne pouvait la regarder ni comme un ennemi à désarmer, ni comme une victime à sacrifier aux fantaisies populaires. Sans nécessité politique, il a prématurément brisé cette aristocratie qui avait été la gardienne des libertés publiques contre l’Angleterre, et qui pendant longtemps encore pouvait rester la gardienne des libertés publiques contre la démocratie.

La démocratie a besoin d’être contenue, sans quoi elle se livre à des emportemens qui la perdent. C’est pour elle une bonne fortune que de n’être pas entièrement livrée à elle-même, et de trouver à ses côtés un élément aristocratique qui, sans se mettre en opposition avec ses aspirations légitimes, ose combattre ses impatiences et ses excès. Elle est naturellement envahissante ; elle tend naturellement à renverser toutes les barrières qu’on lui oppose. Ce que Jefferson a fait pour elle sans qu’elle le demandât, elle n’eût été que trop vite amenée à le faire elle-même ; pourquoi a-t-il devancé son vœu ? « Parce qu’il fallait, dit-il, profiter du moment où nos gouvernans étaient honnêtes et où nous étions unis pour établir nos droits essentiels sur une base légale. À partir de la conclusion de la guerre, nous commencerons à descendre la colline. On n’aura plus alors sans cesse besoin de faire appel à l’appui du peuple. On l’oubliera dès-lors, et l’on ne se préoccupera plus de ses droits. Il s’oubliera lui-même, il ne pensera plus qu’à faire de l’argent, il ne songera plus à s’unir pour faire respecter ses droits. Les chaînes qui n’auront pas été brisées à la fin de cette guerre subsisteront longtemps, et deviendront de plus en plus lourdes, jusqu’à ce qu’enfin nos droits revivent ou succombent au milieu des convulsions politiques. » Sombre prophétie, qui ne devient que trop vraie lorsque, la détournant de son chimérique objet, l’église anglicane et la grande propriété, on l’applique à l’esclavage ! C’étaient là les chaînes qu’il fallait briser avant