Page:Revue des Deux Mondes - 1857 - tome 8.djvu/558

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

sont que trop disposés à le leur reconnaître. Placez-les en tête de toutes choses. » Ces conseils avaient un tel cachet de sagesse et de bon sens, qu’ils laissèrent une profonde impression dans notre esprit. Les faits et les principes invoqués par nos amis de Philadelphie ont donné à toute la politique des États-Unis jusqu’à ce jour sa couleur et son caractère. Sans la conversation de Francfort, M. Washington n’aurait jamais commandé nos armées, et M. Jefferson n’aurait point été l’auteur de la déclaration de l’indépendance. Entré au congrès dans le courant de juin 1775, il avait apporté avec lui la réputation d’avoir de la littérature, de la science, et un heureux talent de composition. Bien qu’il fût très silencieux dans l’assemblée, il était si vif, si franc, si explicite, si prononcé dans les comités et la conversation, qu’il s’empara bientôt de mon cœur, et lorsqu’il s’agit de composer le comité chargé de préparer la déclaration de l’indépendance, je lui donnai ma voix, et je fis tout ce qui était en mon pouvoir pour lui en procurer d’autres. Il obtint, je crois, une voix de plus que tous ses collègues, et fut ainsi placé à la tête du comité. Je le suivais immédiatement, ce qui me donna la seconde place. Le comité, composé de Th. Jefferson, de John Adams, de Benj. Franklin, de Roger Sherman et de Robert Livingston, se réunit, discuta le sujet, et nous chargea, Jefferson et moi, de mettre en œuvre les divers articles qu’il avait adoptés. Le sous-comité se réunit. Jefferson m’engagea à préparer la première rédaction. « Je m’y refuse absolument, répondis-je. — Et pourquoi ? — Oh ! j’ai bien des raisons. — Quelles peuvent être vos raisons ? — D’abord vous êtes de la Virginie, et je suis du Massachusetts ? vous êtes un homme du midi, et moi je suis un homme du nord ; ensuite je me suis tellement compromis au service de l’idée de l’indépendance, je suis devenu si suspect et si impopulaire en la défendant, que tout projet venant de moi sera désapprouvé par le congrès. De plus, vous écrivez dix fois mieux que moi. — Eh bien ! reprit Jefferson, si vous êtes décidé, je ferai de mon mieux. — Fort bien, lorsque vous aurez terminé votre travail, nous l’examinerons en commun. »

« C’est ce que nous fîmes en effet. À la lecture, je fus charmé de la fierté du ton et des beaux mouvemens d’éloquence qui abondaient dans la pièce de Jefferson. Je fus surtout enchanté de son morceau contre l’esclavage des nègres ; je savais bien que ses frères du midi ne souffriraient pas que de semblables paroles obtinssent la sanction du congrès[1], mais je me serais bien gardé de les combattre. Il y avait bien quelques expressions dont je ne me serais pas servi, si j’avais tenu moi-même la plume, surtout celle de tyran appliquée au roi. Je trouvai cela trop personnel, trop passionné, trop dans le ton de la gronderie pour un document aussi grave et aussi solennel. Cependant, comme Franklin et Sherman devaient le revoir à leur tour, je pensai qu’il était plus convenable de ne pas biffer moi-même l’expression, et je consentis

  1. Jefferson prend soin de faire remarquer dans ses mémoires que « ses bons frères du nord s’étaient aussi sentis un peu atteints par ses attaques contre l’esclavage, car, bien qu’ils ne fussent eux-mêmes possesseurs que d’un petit nombre de nègres, ils avaient été souvent les pourvoyeurs des autres colonies. » Cette remarque, combinée avec celle de John Adams, est la meilleure critique de la violente diatribe que le congrès eut le bon sens et le bon goût de supprimer. Des marchands et des propriétaires d’esclaves n’avaient guère le droit de mettre la protection de la traite au nombre des crimes politiques de George III qui légitimaient la déclaration de l’indépendance.