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Fauquier, gouverneur de la Virginie, à qui le jeune étudiant avait plu par ce mélange de sérieux et de légèreté qu’on recherchait dans les salons du XVIIIe siècle. Fauquier était un homme de cour, libertin de mœurs et de principe, qui avait mis à la mode, dans le petit cercle des habitués de son palais, l’impiété railleuse, la morale relâchée, les goûts littéraires et les belles manières de Shaftesbury et de Bolingbroke ; mais le joyeux correspondant de John Page devait être plus séduit que choqué par la gaieté licencieuse de cet aimable seigneur que, dans son gouvernement, les gens du monde regardaient comme un modèle de politesse et d’élégance. Tout en se défendant mieux que d’autres des vices de son patron, Jefferson semble avoir aussi mieux profité de ses brillans exemples, à en juger du moins par la réputation de bel air et de bel-esprit qu’il a toujours eue parmi ses compatriotes. Peut-être néanmoins un connaisseur comme Fauquier aurait-il trouvé dans le dilettantisme de son élève des élans d’enthousiasme un peu naïfs et attardés qui sentaient encore la province, et je doute que, malgré sa grande politesse, il eût pu s’empêcher de sourire en lisant cette lettre que Jefferson, a enhardi par d’anciennes relations de société, » écrivait en 1773 à un certain M. Mac Pherson, sans doute parent du spirituel mystificateur qui en Angleterre était depuis plusieurs années déjà convaincu d’avoir donné sa poésie pour celle d’Ossian :


« Les poèmes d’Ossian ont été et seront pour moi toute ma vie une source de plaisirs élevés et quotidiens. Les tendres et sublimes émotions de l’esprit n’ont jamais atteint sous la main de l’homme à un semblable degré d’élévation. Je confesse sans honte qu’à mes yeux ce rude barde du nord est le plus grand poète qui ait jamais existé. Rien que pour le plaisir de lire ses œuvres, je veux apprendre la langue dans laquelle il a chanté et posséder ses chants dans leur forme originale… Je vous prie donc de vouloir bien vous employer auprès de M. Mac Pherson afin d’obtenir en ma faveur l’autorisation de faire prendre une copie manuscrite des originaux qui sont entre ses mains. Je la voudrais écrite d’une belle main ronde, sur du beau papier, avec une bonne marge, reliée aussi élégamment que possible en parchemin, le titre sur le dos, et la tranche dorée ou marbrée. Peu m’importe la dépense… Le rayonnement chaleureux d’une belle pensée est pour moi d’un plus grand prix que l’argent. »


Il n’y avait nulle affectation dans ces mouvemens d’amour désintéressé pour les lettres, et si plus tard Jefferson se montre un peu plus préoccupé de se donner à bon marché les nobles plaisirs de l’esprit, c’est qu’on est au milieu de la guerre de l’indépendance, et que, dans ces temps critiques, il faut bien ou se refuser absolument toute fantaisie trop coûteuse, ou tourner habilement la difficulté. Voulant se procurer l’agrément d’avoir chez lui des concerts