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burlesque et pédant qu’affectionnent les écoliers, parlant avec une gaieté plus impertinente que licencieuse de ses amies de Williamsburg, auxquelles il n’hésitait point à faire demander des jarretières brodées à son intention ou des nouvelles de leurs adorateurs, médisant d’un ton fort peu révérencieux du diable et de Job, de ses maîtres et de l’étude, déjà esprit fort par besoin de montrer sa verve, mais se souvenant encore des pieuses leçons de sa mère dans les momens où quelque souci passager le mettait d’humeur grave et sentencieuse, car il avait des soucis, comme tous ceux qui aiment sans savoir si leur amour est agréé. Au sortir du collège, à l’âge de vingt ans, il recherchait une jeune fille du nom de Rebecca Burwell, mais que, pour dérouter les indiscrets et se donner le plaisir du mystère, il appelait dans sa correspondance avec John Page tantôt Belinda, tantôt, en renversant l’ordre des lettres, Αδνιλεβ, tantôt encore, en traduisant en latin un assez mauvais jeu de mot, Campana in die [Bell in day). Belinda était sans doute assez coquette, car Jefferson avait son portrait, ce qui ne l’empêcha point d’être éconduit. À en juger par ses propres récits, il avait du reste pour ce cher portrait des soins plus passionnés que délicats. Un soir il l’avait placé à côté de son lit ; en se réveillant, il trouva tout sens dessus dessous dans sa chambre. « S’il y a en ce monde telle chose qu’un diable, il doit avoir été ici la nuit dernière et avoir trempé dans tout ceci. » Et en effet les rats avaient mangé son portefeuille, emporté ses belles jarretières de soie, et dévoré une demi-douzaine de ses plus charmans menuets ; la pluie avait envahi son petit appartement, une mare s’était formée autour de sa montre, qui en « avait perdu la parole. » Et pour comble de calamité, le portrait de Belinda flottait dans l’eau. Dans son empressement à le faire sécher, il le déchira :


« C’est là, m’écriai-je, le dernier coup que Satan me réservait. Il savait qu’en tout autre point j’étais invulnérable, et il était décidé à tenter ce dernier et fatal expédient : Multis fortunae vulneribus percussus, huic uni me imparem sensi et penitus succubui ! J’allais verser des larmes amères, mais je me suis dit que cela était indigne d’un homme, et surtout d’un homme qui se rappelle τῶν ὄντων, τὰ μεν ἐφ’ ἡμῖν, τὰ δ’ οὐϰ ἐφ’ ἡμῖν.

« Bien que la peinture soit effacée, il y a dans mon âme une image si vivante de sa personne, que je crains bien dépenser à elle trop souvent pour la paix de mon esprit, trop souvent pour venir cet hiver à bout du vieux Coke[1]. Eh ! vraiment, Page, que le diable l’emporte, ce vieux Coke ! Jamais en ma vie je n’ai été aussi fatigué d’un vieil ennuyeux scélérat. Eh quoi ! ne s’attache-t-il point assez d’inquiétude à ces quelques instans que nous passons sur la terre sans que nous allions nous charger de mille

  1. Célèbre jurisconsulte anglais du temps d’Elisabeth, auteur des Institutes du droit d’Angleterre.