Page:Revue des Deux Mondes - 1857 - tome 8.djvu/52

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

n’a pas fait le moins, c’est à la fois vanité et sottise. Antoine ne sera plus dupe ni de sa vanité ni de son cœur. Que l’Allemagne agisse de même ! Telle est la secrète pensée du romancier et la moralité de son œuvre. Cet Antoine Vohlfart que sa générosité même a détourné de sa voie, n’est-ce pas la ressemblante image de l’esprit germanique ? L’auteur lui crie d’une voix sévère : Défie-toi de l’enthousiasme ! Tu as des prétentions cosmopolites, et tu t’oublies toi-même. D’orgueilleuses chimères te séduisent, tu vis au sein de l’idéal, mais tu ne remplis pas tes devoirs plus humbles, et tu n’as pas encore su te faire ta place dans ce monde.

J’ai voulu indiquer l’idée fondamentale du roman de M. Freytag, et pour la dégager avec netteté, j’ai dû laisser de côté bien des scènes et bien des personnages. Que de poétiques détails ! que de personnages épisodiques ! Le jeune romancier possède une imagination riche, et il s’y livre à l’aventure. C’est même là le grand défaut de son œuvre. M. Freytag ne s’inquiète pas de distribuer l’ombre et la lumière ; on dirait que toutes les figures sont placées au même plan. Au milieu de ces épisodes qui sollicitent également son attention, le lecteur oublie souvent la pensée du récit, et il faut une véritable étude pour la retrouver. J’ai vu dans plus d’une ville d’Allemagne (car ce roman a été un événement littéraire, aujourd’hui encore on le commente, on le discute, on prend parti pour Antoine ou pour Lénore), j’ai vu, dis-je, des admirateurs de M. Freytag qui n’avaient pas compris la leçon du romancier. Pourquoi Lénore, s’écriait-on, n’épouse-t-elle pas Antoine Wohlfart ? Antoine est si doux, si noble, si dévoué, il a si bien mérité sa récompense ! Ces naïfs reproches sont la condamnation, de l’écrivain ; les leçons comme celle que M. Freytag a voulu donner à son pays ont besoin d’être exprimées avec netteté. Si M. Freytag veut remplir efficacement son rôle de romancier philosophe, il se défiera de l’exubérance de son imagination ; il ne se contentera pas de dessiner des figures vivantes, de dérouler une série de scènes pleines d’énergie et de grâce ; il se préoccupera surtout de l’ensemble. Il a prouvé quel était l’éclat de son style, la richesse de sa fantaisie ; qu’il s’attache désormais à la précision de la pensée. Il y a des figures principales qu’il faut accentuer avec force, il en est d’autres qui doivent être reléguées dans l’ombre. C’est un grand art pour le peintre de savoir sacrifier à propos les brillantes parties d’une ébauche ; les succès durables sont à ce prix.

Quoi qu’il en soit, ce roman a charmé l’Allemagne. Depuis les Histoires de Village de M. Berthold Auerbach, il n’y a pas eu de succès plus complet dans la littérature d’imagination[1]. C’est surtout

  1. La première édition a été publiée l’an dernier, la sixième vient de paraître.