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dans tous les individus d’une autre classe ; que la nature, les fossiles l’ont bien prouvé, depuis qu’elle fait des individus d’une espèce, les a toujours faits semblables, et qu’elle n’a jamais mêlé les formes d’un type avec celles d’un autre ; que l’idée d’espèces équivoques, intermédiaires entre les règnes de la nature, est une idée aussi poétique que le sont les imaginations de la mythologie, et qu’enfin jusqu’à ce quelqu’un ait découvert le squelette du sphinx, de Pégase, du minotaure, de la chimère, du griffon ou de la licorne, il n’y a pas moyen d’admettre l’unité de plan ni de création du règne animal. Ces faits, s’ils ne renversent pas tout à fait la célèbre théorie de la continuité, obligent d’en modifier et d’en restreindre singulièrement l’esprit et l’étendue, et il nous semble qu’un commentateur aussi distingué de Leibnitz que l’est M. Foucher de Careil aurait bien fait de ne pas les passer sous silence. Le beau mot du poète antique :

Simia quam similis turpissima bestia nobis !

demeure toujours vrai, et cette ressemblance horrible de l’homme avec la bête couvre un mystère que la métaphysique et la physiologie ne doivent pas se lasser de poursuivre, car elles l’éclairciront peut-être. Il est dangereux néanmoins, dans l’étude de telles questions, de se payer d’hypothèses, quelque spécieuses qu’elles soient, et lors même qu’elles sont revêtues de l’imposante sanction du génie, car ce n’est pas le roman de la nature qu’il s’agit d’écrire, mais son histoire.

Cette critique est la seule peut-être qu’après un examen attentif des Œuvres inédites de Leibnitz on se trouve conduit à formuler. Les amis de la philosophie ne peuvent d’ailleurs qu’applaudir à cette publication. Les moindres écrits de l’auteur de la Théodicée offrent un modèle que les philosophes de notre époque, tout ensevelis qu’ils sont dans l’étude des manuscrits ou des livres, ne sauraient trop méditer. Leibnitz, lui aussi, était un éclectique, mais d’une sorte toute particulière. Qui a plus lu et mieux su lire que lui ? Mais il ne lisait pas pour venir seulement raconter au public ce qu’il avait lu ; il lisait « pour prendre le meilleur » de ce que ses devanciers avaient dit, et a aller plus avant ; » semblable à l’abeille qui exprime au hasard le suc de toutes les fleurs, non pas pour le recueillir en un tas inutile, mais pour en tirer le miel, ri étudiait tout, mais pour s’inspirer de tout.

Puissent les jeunes amis de la philosophie, car c’est à eux surtout que la publication de M. Foucher de Careil s’adresse, profiter du précepte en action que Leibnitz leur y donne ! Ils le verront là, comme partout, n’appeler à son aide le trésor des connaissances de ses prédécesseurs que pour l’épurer et l’augmenter. Qu’ils méditent ce grand exemple. Il y a bien longtemps déjà qu’on leur dit : « Lisez et éditez ; » il est temps qu’ils se disent à eux-mêmes que la lecture n’est pas la science, et qu’il n’y a rien de plus inédit que ce qu’ils ont dans l’esprit. La vraie devise, d’une école philosophique digne de son nom n’est pas « lisons, » mais « pensons. »


CHARLES GOURAUD.


V. DE MARS.