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d’inconséquence ou plutôt d’influences que le narrateur s’abstient de nous faire connaître, pour ne pas les révéler en même temps à l’Autriche, et nous ne pouvons en savoir que ce qui s’en dit parmi les Italiens. Tel gardien sourd aux sollicitations discrètes du prisonnier n’aurait pas su résister aux doux accens d’une sirène, gagnée à peu de frais par les agens de M. Mazzini.

Une fois les scies en sa possession, M. Orsini se mit à l’œuvre. Ce n’était pas chose facile que de scier de grosses barres de fer, perché sur le barreau le plus élevé d’une chaise, et dans un équilibre impossible à tenir longtemps. À peine engagé dans ce travail, le prisonnier fut obligé de le suspendre, car il avait été frappé d’un double danger qui le menaçait. D’abord il devait craindre que le bruit éternel des cloches de Mantoue ne l’empêchât d’entendre les pas de ses geôliers. Or, la fenêtre étant en face de la porte, il courait risque d’être surpris avant d’avoir pu descendre de sa chaise. Ensuite il pouvait prendre fantaisie à quelqu’un d’entre eux de visiter les barreaux de la fenêtre. Pour parer au premier danger, il eut la patience de passer des jours entiers l’oreille collée contre la porte, afin de s’accoutumer aux moindres bruits venant du corridor ; puis il consacra d’autres longues et nombreuses journées à se tenir attentif auprès de la fenêtre, l’oreille droite contre les barreaux et la gauche vers la porte. Par ces soins minutieux, il rendit son ouïe si fine, que, malgré le tintamarre des cloches, il entendait marcher au loin et même respirer. Quant à la sécurité dont il avait besoin par rapport à la visite possible de ses barreaux, un autre se fût contenté de remarquer que cette visite, n’avait jamais lieu ; mais les surveillans pouvaient se raviser ; et c’était une éventualité qu’il fallait conjurer à tout prix. « Pourquoi, dit-il un jour, n’examinez-vous jamais mes barreaux ? Vous n’y manquiez points quand j’étais au no 3. — Nous ne vous connaissions pas si bien alors, signor Orsini. — À merveille ; mais vous savez que mon affaire est faite : il serait donc sage de me surveiller de près, de peur que je ne m’échappe. — Ah ! non, répondaient les geôliers. Il signor Orsini est un homme, il ne craint pas la mort. D’ailleurs regardez ces barreaux ! Nous ne prenons tant de précautions qu’avec les Barrabas ; mais avec un homme tel que vous, ce serait mal, bien mal ! » Là-dessus le prisonnier leur offrait un verre d’eau-de-vie, plaisantait avec eux, et ils s’en allaient en répétant : O che grand’ uomo ! che grand’ uomo !

Le grand homme eut bientôt la preuve qu’il n’avait pas inutilement prodigué son vin ; et pris ses précautions. Une maladroite tentative d’évasion d’un détenu nommé Redaelli ayant mis tout en l’air au fort Saint-George, l’ordre fut donné d’apporter une rigueur inusitée dans les perquisitions. La chose était grave pour M. Orsini, car il avait commencé de scier ses barreaux. Néanmoins il fit bonne contenance. Même les geôliers lui disant qu’ils lui épargneraient l’injure de leurs visites minutieuses : « Prenez garde, répliquait-il, je vous échapperai d’entre les doigts. » Les geôliers riaient d’un gros rire bête, avalaient un grand verre de vin, et s’en allaient sans rien vérifier.

Pendant ce temps, le travail continuait. Malgré les scies cassées, malgré la difficulté que M. Orsini éprouvait à se tenir sur le haut de sa chaise, malgré l’engourdissement qui le prenait aux pieds et aux mains, un barreau à séparer du mur ne lui coûtait guère plus de quatre jours. Avec un peu de cire et de mie de pain brûlée, il faisait une espèce de ciment couleur de fer pour consolider provisoirement à leur place les barreaux sciés. Que de