Gil Blas, il est vrai, défie l’imitation aussi bien que Ivanhoé ; aussi je n’engage personne à tenter cette périlleuse aventure. Je recommande la méthode, je ne propose aucun modèle. Il s’agit d’observer la société moderne, et devoir comment s’y est pris Lesage pour peindre la société de son temps, Les acteurs créés par son imagination ont pris rang parmi les types poétiques les plus vrais, parce qu’il ne cherchait pas en lui-même l’étoffe de ses personnages, et ne les dessinait qu’après avoir regardé longtemps autour de lui. Aussi la sobriété dans l’invention lui était facile. L’extravagance ne le tentait pas, parce qu’il n’avait pas besoin de recourir à l’extravagance. L’étude de la vie réelle avait simplifié sa tâche et doublé ses forces.
Notre langue possède un modèle précieux de narration passionnée, dont les écrivains de nos jours ne paraissent pas faire assez de cas : je veux parler de Manon Lescaut. Si le style de l’abbé Prévost n’est pas d’une correction parfaite, il y a dans son récit un mérite inestimable, et qui devient plus rare à mesure que les romans se multiplient : l’auteur ne dit rien de trop, il raconte ce qu’il a vu, ce qu’il a senti, et ne s’inquiète pas du développement que prendra la fable imaginée par lui. Ce n’est pas qu’il agisse avec imprévoyance, car il sait très bien où il va et par quel chemin il veut passer ; mais il ne tient pas à écrire un nombre de pages marqué d’avance, et pourvu qu’il émeuve, il croit avoir accompli sa tâche. La méthode suivie de nos jours par les romanciers qui se proposent la peinture de la passion diffère profondément de la méthode adoptée par l’abbé Prévost. Ils veulent savoir, avant de prendre la plume, s’ils pourront tirer d’un sujet donné cinq cents pages ou mille pages, et, quand ils ont déterminé l’espace que doit occuper leur pensée, rien ne leur coûte pour réaliser leur dessein, pour accomplir leur espérance. Qu’un épisode soit amené naturellement ou viole toutes les lois de la vraisemblance, peu leur importe. Ils ne consentent pas à toucher le but avant l’heure marquée. S’ils ont franchi trop rapidement les premières étapes, ils s’arrêtent en chemin pour ne pas arriver trop tôt. Or il n’y a pas de narration passionnée qui puisse s’accommoder d’un tel procédé. Pour se conformer à la maxime antique : « Rien de trop, » maxime dont le respect donne tant de prix aux œuvres de l’intelligence, il faut consentir à sacrifier les pages les plus élégantes, les plus ingénieuses, si ces pages, lues attentivement, paraissent inutiles. Je ne crois pas que Manon Lescaut soit un livre longtemps médité, et pourtant cet admirable récit n’offre pas une page qui ne soit animée d’un sentiment vrai et ne montre les personnages sous un aspect nouveau. Le roman, une fois commencé, ne s’arrête pas un seul instant. Le lecteur ne sent jamais le besoin