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reçu en vain le don de sentir et d’exprimer ; le bien et le mal, la vérité et le sophisme, tout est confondu dans son œuvre. Alors même qu’il obéit à des pensées généreuses, quelle action pourrait-il exercer ? On n’ignore pas qu’il a subi une influence fugitive, et que la leçon de demain effacera la leçon d’hier. La première condition dans la vie littéraire comme dans la vie morale, c’est d’être une personne, de se posséder soi-même ; celui qui se possède peut seul avoir foi dans ses idées, et cette foi, il ne la manifeste pas par des phrases sur la mission de l’artiste, il la prouve par l’application et la pratique. Étrange contradiction, les écrivains qui ont célébré avec le plus de fracas la mission régénératrice du romancier ou du poète sont précisément ceux qui ont montré le moins de suite, d’harmonie, c’est-à-dire de personnalité dans l’expression de leurs sentimens. On dirait qu’ils s’appliquent naïvement la poignante ironie de Pascal : « Je ferais trop d’honneur à mon sujet si je le traitais avec ordre. » Est-ce là le moyen d’exercer une influence durable et de fonder une école ? À qui veut jouer un rôle efficace dans la littérature de son pays, les éclairs de l’inspiration ne suffisent pas ; il faut un principe, la foi dans son œuvre, l’amour réfléchi et constant des devoirs de l’art.

Cette école qui pouvait se développer en France, qui y aurait épuré le goût public, qui du moins n’eût pas laissé le champ libre à des succès fondés sur le scandale, cette école poétique et psychologique dont nous regrettons l’absence, je crois qu’en ce moment même elle s’organise au-delà du Rhin. Il y a une douzaine d’années environ, un romancier qui est en même temps un penseur fit presque une révolution dans les lettres allemandes. Deux camps bien tranchés se disputaient alors la littérature d’imagination ; ici, c’étaient les écrivains de la Jeune-Allemagne, esprits ardens et puérils, conteurs prétentieux et vains, qui, sous l’influence du saint-simonisme, introduisaient dans la patrie de Schiller et de Goethe les innovations les plus contraires, à son génie ; là, c’étaient des dileltanti de salon, des gentlemen de high life, ou soi-disant tels, qui avaient fait du roman l’interminable chronique des boudoirs. Les uns et les autres, c’était une certaine littérature parisienne qu’ils voulaient naturaliser au-delà du Rhin. Les écrivains de la Jeune-Allemagne y déployaient plus d’ardeur, plus de sève, et la plupart d’entre eux l’ont prouvé depuis en se transformant ; les conteurs aristocratiques n’avaient rien qui rachetât leur insupportable fatuité. Ces coquetteries, ces mièvreries, tout ce marivaudage mêlé de prétentions philosophiques était particulièrement odieux dans un pays ou les mœurs privées conservent encore, malgré des altérations trop sensibles, de si précieux trésors de grâce et de naturel. Il y eut alors un homme qui rompit brusquement en visière à la fausse littérature du jour ; il résolut