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je ne l’étais à cette heure devant Gritti. — Que vais-je lui dire ? me demandais-je. Et cette question terrible s’agrandissait de minute en minute. Je voulais faire quelques gestes de la main pour lui dépeindre le plaisir que j’avais de la revoir, et mon bras, se révoltant contre ma volonté, restait ballant comme une marionnette inoccupée. Cependant : — Que faites-vous là, mademoiselle ? dis-je en montrant les cornes que les demoiselles grattaient. Pour toute réponse, Gritti se tourna vers ses compagnes et leur répondit en allemand. Sans doute on se moquait du Français. En même temps j’anathématisai Christen, qui m’avait laissé partir avec l’idée de la situation fâcheuse dans laquelle infailliblement je devais tomber.

Je fis un geste éloquent qui signifiait : Attendez. J’ouvris la porte et m’enfuis sans m’inquiéter des commentaires que ce départ subit allait nécessairement faire naître. En cinq minutes, je me rendis auprès de Christen, qui m’attendait tranquillement au café. Quoi que ma course eût été rapide, j’avais pris des dispositions assez habiles pour que Christen ne pût supposer le réel motif qui m’amenait. Lui demander de me servir encore une fois d’interprète, c’était lui donner trop d’importance et retomber dans les doutes qui m’avaient assailli si vivement ; cependant il me semblait impossible de se passer de truchement, et je n’avais pas d’autre ami à Berne que Christen. Pouvais-je lui confier l’échec de ce premier rendez-vous, mon émotion, mon embarras et ma fuite précipitée ? Il y avait dans ces détails assez de comique pour venger mon ami des brocards que j’avais dirigés contre ses brandebourgs. Rappelé en qualité d’interprète, Christen se jugerait indispensable et profiterait de l’infériorité de ma situation.

— Cher Ghristen, je viens te chercher pour prendre part à une légère collation que je désire offrir à Gritti et à ses amies.

— Comment as-tu été reçu ?

— A merveille, et je veux te présenter. J’ai craint de te laisser seul ici à t’ennuyer. Pouvons-nous emporter de ce café du vin, des gâteaux ?

— Certainement ; mais quelles sont les demoiselles à qui tu veux me présenter ?

— Des marchandes sans doute, comme Gritti ; elles travaillent ensemble.

— Partons, dit Christen.

Les bras chargés de bouteilles et les poches bourrées de gâteaux, nous voilà en route pour l’Herrengasse, moi m’applaudissant de cette inspiration qui me permet tout à la fois de me servir de Christen et de m’en débarrasser. S’il a quelque caprice pour Gritti, je le détourne au profit d’une des demoiselles présentes ; en même temps