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ville de province ou dans un pays étranger, de s’inquiéter du lieu où l’on danse. C’est dans les bals publics que se saisissent plus clairement les manifestations du peuple, sans hypocrisie dans ses plaisirs. Le bal me représente la dernière cour d’amour ; je comprends que les prêtres aient écrit assez de livres contre ce divertissement pour en faire une bibliothèque ; j’y cours en observateur attentif, afin d’analyser les différences d’aimer de chaque peuple. À Berner j’y avais un double intérêt, j’espérais rencontrer au bal de Laengui l’aimable Gritti. Hélas ! Gritti n’y était pas, mais à sa place beaucoup de servantes et de demoiselles de diverses professions relatives à la couture. Le chef d’orchestre était une énorme Bernoise dont le violon était appuyé sur des coussins naturels qui semblaient devoir l’empêcher de manier l’archet avec agilité, et cependant Mme Marthy (car tel était son nom) apportait à la direction de son orchestre un entrain qui se communiquait aux valseurs eux-mêmes. Combien je regrettais l’absence de Gritti, que j’aurais priée de m’initier aux délicatesses étala gravité de la valse allemande ! Ma qualité de faux studiosus me permettait de me mêler aux groupes des étudians et de ces servantes dont Goethe a dit : « La main qui tient le balai toute la semaine est celle qui caresse le mieux le dimanche. » Gritti, petite Gritti, pourquoi n’es-tu pas venue au bal ? Et je trouvai dans son absence une sorte de dure compensation qui la rendait encore plus séduisante. Gritti ne venait pas au bal de Laengui parce que sans doute sa position l’en empêchait. Quoique marchande de salade en plein air, elle appartenait à une caste plus relevée que celle des servantes. Le petit dépit que j’éprouvais retomba sur les brandebourgs inaugurés par Christen ce jour-là même. Christen relevait la tête, se carrait, souriait d’un air fat aux servantes du bal, et il était facile de voir combien chacun de ses gestes du corps et de la physionomie était marqué au coin des brandebourgs.

— Comment trouves-tu cette valse ? me demanda Christen, qui me savait enthousiaste de ce rhythme tourbillonnant.

— Je trouve que tes brandebourgs sont trop neufs pour ta vieille redingote.

Christen se recula comme s’il avait marché sur un serpent. — Des brandebourgs neufs et brillans ne font que ressortir l’éraillement de coudes blancs. Christen, tu manques de logique ; il fallait gratter les brandebourgs avec du verre pour qu’il s’en détachât quelque filoche… C’est une déplorable invention ; il n’y a plus qu’à Berne qu’on ose encore porter ces ornemens de housard.

— J’en ai vu à Strasbourg, dit Christen triomphant.

Mon ami, qui avait peu voyagé, regardait Strasbourg comme la capitale de la France ; j’essayai de lui démontrer son erreur.