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— Voici un quart qui sonne ; si nous allions au-devant d’elle ?

— Je ne sais par où elle viendra.

— Comment ! tu ne lui as pas demandé son adresse ?

— Je n’y ai pas songé.

— Ah ! Christen, que tu es maladroit !

— Alors fais tes affaires toi-même ! dit Christen impatienté.

— Voilà que tu me reproches quelques mauvaises phrases amoureuses en allemand qui n’ont même pas décidé Gritti à accepter ce dîner !

Nous étions ainsi à discuter comme deux hommes qui font le pied de grue sur la porte d’une auberge, attendant un compagnon pendant que le dîner brûle. La mauvaise humeur, aussi triste conseillère que la faim, m’amena à considérer Christen sous un jour défavorable : il me parut que le sarcasme se jouait en toute liberté sur sa physionomie ; il attendait comme moi sur le pas de la porte, mais sans impatience. Ses sourcils n’étaient pas froncés, j’aurais voulu voir ses lèvres pincées, son pied frapper irrégulièrement le pavé. Christen n’était pas assez inquiet pour la situation ; s’il avait fait claquer plusieurs fois sa langue, s’il avait lâché quelques jurons, je l’aurais tenu pour innocent ; mais une patiente tranquillité faisait qu’il s’appuyait contre le mur avec le calme d’un lézard qui se chauffe au soleil. Pour moi, je faisais dix pas en avant, retournant la tête à chaque instant ; je frappais avec ma canne tantôt les murs, tantôt mes mollets, et mon irritation était assez grande pour empêcher mes jambes de se révolter contre le fâcheux emploi de ma volonté. Ma casquette de studiosus elle-même souffrait des agitations qu’elle recouvrait plus directement, et je livrais de grands combats à la visière afin qu’elle entraînât le reste de la coiffe à couvrir le dépit qui régnait sur ma physionomie.

L’irritation ressemble aux éclairs faisant mille zigzags dans les nuages. Christen se tenait toujours appuyé contre le mur comme ces malheureux voyageurs que la foudre surprend au pied d’un arbre. Il appelait ma colère et ne paraissait pas s’en douter. En ce moment, certaines lignes sarcastiques que j’avais cru saisir autour de sa bouche me dévoilaient sa coupable conduite. « Il sait qu’elle ne viendra pas, » pensais-je ; voilà comment j’expliquais sa résignation. Plusieurs fois, en passant devant lui, je l’étudiai du coin de l’œil, on eût dit la statue de l’indolente tranquillité. « C’est pour mieux cacher sa conduite, » me disais-je, car ses conversations en allemand avec la petite marchande de salade ne m’apprenaient rien de positif : il me servait de truchement, se chargeait de mes paroles galantes, les transmettait à Gritti et m’en donnait la réponse ; mais qui me prouvait la loyauté de ses traductions ? N’introduisait-il pas à la