embarrassans ? Je me suis souvent repenti de vouloir prolonger mes sensations ; l’œuf en est joli, transparent à la lumière, tranquille et pur comme dans un nid : vouloir faire éclore cet œuf, c’est imiter les polissons qui grimpent au haut des arbres, s’emparent du nid malgré les cris et les battemens d’ailes de la pauvre mère effarouchée ; arrivés au bas de l’arbre, ils s’aperçoivent qu’ils ont écrasé tous les œufs et ne recueillent rien de leurs déprédations. Bien souvent il en a été ainsi de mes aventures, charmantes à la naissance, et qui ont donné des résultats amers au dénoûment. « Je laisserai là la petite marchande, pensais-je ; je ne veux ni la chagriner ni me chagriner. Tous deux nous avons bu une toute petite goutte de galanterie, juste assez pour nous faire sourire quand nous y penserons : vider le verre, le remplir, le vider encore, ce serait vouloir goûter à la lie. » Fort de ma résolution, j’allai continuer en compagnie de Christen mes explorations dans la ville : du haut de la plate-forme où va se promener les soirs d’été la haute société de Berne, j’avais souvent suivi des yeux le cours de l’Aar, qui baigne la ville basse. Une petite île sépare tout à coup l’Aar. On arrive à cette île par un pont assez élevé à escaliers ; dans cette île sont des bains qu’on ne manque pas d’indiquer aux étrangers. Ces bains sont plutôt des cafés où l’on va boire du vin de Neuchâtel, du Neubürger, servi par des jeunes filles en costume oberlandais. Du reste, toutes les maisons de bains à Berne sont des lieux de divertissement autant que des lieux d’hygiène : de très bons cuisiniers y sont établis, qui ont peu de talens à déployer pour accommoder les excellentes truites des lacs voisins. Les familles bourgeoises vont y prendre leurs ébats le dimanche comme les Parisiens à Romainville. Situées dans la ville basse, dans une rue étroite peu fréquentée, la plupart de ces maisons servent également de lieux de rendez-vous. Les amoureux peuvent y communiquer en sûreté par un certain nombre de portes habilement disposées, et les jaloux y auraient fort à faire. Ces renseignemens, que me donna Christen, me travaillèrent le cerveau pendant quelques jours, et m’amenèrent à me promener de nouveau sur le marché.
Ce fut aux bains de l’Aarzieli que j’invitai à dîner le mardi suivant la petite marchande de salade. Elle pouvait y venir en toute confiance, Christen étant de la partie. Elle accepta et promit qu’à une heure précise, aussitôt le marché terminé, elle viendrait nous rejoindre. Une heure ayant sonné et la demoiselle ne paraissant pas : — Christen, as-tu bien indiqué la maison ?
— Il n’y en a pas d’autre dans le voisinage.
Après cinq minutes d’attente : — T’avait-elle promis de venir ?
— Assurément.