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Avant de partir pour l’Italie, où elle a emmené avec elle Marian et son enfant, Aurora Leigh écrit à un ami de Romney. Si le mariage est accompli, qu’on cache soigneusement à Romney le crime de sa femme ; sinon, que la révélation soit faite et le châtiment infligé à qui l’a mérité. Puis elle écrit à lady Waldemar une lettre pleine d’une fierté terrible et étincelante comme un glaive de combat.


« Pesez bien mes paroles. Si, heureusement pour vous, vous êtes la femme de Romney Leigh, si vous avez atteint le but pour lequel vous avez vendu ce gâteau empoisonné qui s’appelle votre âme, après avoir déshonoré votre naissance, je vous ordonne d’être sa fidèle et véridique épouse ! Tenez chaud son foyer et nette sa table, et lorsqu’il parlera, que votre obéissance soit prompte ; broyez en poussière sous ses pieds vos misérables désirs et vos besoins vulgaires, broyez-les bien, car même ainsi la terre pourra le blesser. Il fut écrit autrefois : Vous n’accouplerez pas ensemble le bœuf, et l’âne, le noble avec l’ignoble ; oui, mais vous remplissez vos fonctions aussi bien que peuvent le faire de tels misérables êtres. Vous ne le tourmenterez pas, remarquez bien, vous ne le tourmenterez pas. Lorsqu’il sera triste, vous ne le querellerez pas ; lorsqu’il sera d’humeur emportée, vous ne lui résisterez pas. Apprenez à le tromper par d’apparentes sympathies et ne lui laissez pas voir de trop près votre face, de peur qu’il ne lise sous vos traits sourians. Payez le prix de vos mensonges par la nécessité où vous serez de mentir toujours. C’est une tâche aisée pour une femme de ta sorte, un million de nouveaux mensonges ne te damneront pas beaucoup plus.

« Si vous faites cela, vous serez à l’abri de moi et de Marian ; vous respirerez aussi doucement que l’enfant qui repose ici près de moi. Vous ne remuerez pas les dangereuses cendres. Manquez à mes ordres sur un seul point, laissez-nous voir notre Romney blessé, mécontent, tourmenté dans sa demeure : nous ouvrons la bouche, et un tel bruit suivra, que la trompette du jugement dernier vous paraîtra moins terrible. Vous n’aurez plus de joueurs de flûte après cela derrière vous ; Romney (je le connais) vous chassera comme quelqu’un qui ne lui est rien, et le monde déclarera qu’il a bien fait, et les femmes, même les pires de toutes, replieront leurs robes dans les rues pour ne point vous frôler en passant. Ainsi je vous avertis ; je suis… Aurora Leigh. »


Aurora et Marian Erle passent ensemble en Italie de longues et tristes journées. Aurora se reporte en esprit vers toutes les anciennes joies d’autrefois, maintenant fanées et flétries comme les feuilles en automne. Sous ce ciel radieux de sa première patrie, elle ressent doublement l’amertume de sa situation ; le passé n’est plus, ce passé innocent de l’enfance ; l’avenir ne viendra jamais, jamais peut-être, malgré les silencieuses exhortations que la fière Aurora donne à son âme : « Je ne suis pas tant une femme, que je ne puisse une fois être un homme, et, comme Alaric, ensevelir mes morts et déposer les trésors de mon âme dans le lit désormais desséché du passé, et