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romanesques. Aurora a-t-elle entendu parler d’elle ? Et la malicieuse vengeance va son train, « La charmante femme ! Écrit Aurora à son retour, me rappeler et noter sa conversation m’affecte singulièrement ; avec quelle adresse elle a parlé de manière à me faire de la peine ! Dépit de la femme ! Vous portez une armure d’acier ; une femme s’approche, sort un étui de son sein, en tire l’aiguille la plus fine comme si c’était une rose, et vous pique soigneusement entre les ongles, au-dessous des cils, dans les narines. Une bête féroce ainsi torturée rugirait ; mais un homme, une créature humaine, ne peut pas, ne doit pas trahir la moindre émotion ; non, il ne le peut sans honte. »

Oui, lady Waldemar a découvert le secret d’Aurora ; sans se l’être avoué à elle-même, Aurora aime Romney. La nature héroïque de ce héros d’un poème vivant a fini par se révéler à elle dans toute sa beauté. Peut-être l’infortune qui a brisé le cœur de Romney entre-t-elle aussi pour beaucoup dans ce ravivement d’une vieille affection ? Il est malheureux, il a besoin d’un cœur sur lequel appuyer le sien. Serait-il possible que, par dépit ou lassitude, il allât chercher le cœur de lady Waldemar, qui ne sera bientôt qu’un amas de cendres tièdes, débris d’un feu sensuel ! Mais Aurora Leigh à son tour sera vengée de cette indigne rivale. À Paris, qu’elle traverse avant d’aller en Italie consoler ses ennuis présens et se reposer des fatigues de la vie, elle apprend l’horrible secret. Un jour qu’elle traversait d’un pas fiévreux les rues de Paris, l’esprit obsédé par les fantômes de Romney, de Marian Erle, de lady Waldemar, tout à coup un de ces fantômes perçus seulement par l’œil intérieur se transforme en réalité. Marian Erle est à Paris. Pendant plusieurs semaines, Aurora poursuit sans l’atteindre, au milieu de ce labyrinthe humain, la fuyante apparition. Enfin la rencontre désirée a lieu, et Aurora retrouve Marian, non plus seule, mais en compagnie d’un bel enfant. Marian lui raconte sa lamentable histoire. Lady Waldemar est venue la trouver ; elle a fait appel aux meilleurs sentimens de son cœur, elle lui a démontré que si elle aimait véritablement Romney Leigh, elle devait le fuir, que ce mariage, qu’il accomplissait plutôt encore par orgueil que par amour, empoisonnerait le reste de sa vie ; puis elle lui a offert un libre passage pour les colonies, si elle donnait à Romney cette marque de dévouement. Seule, sans conseils, en proie à toutes les perplexités du cœur, Marian a consenti à partir sous la protection d’une femme de chambre confidente de lady Waldemar. Les chemins de fer et le bateau à vapeur sont rapides. Quelques heures après, Marian était en France, abattue, malade, la tête perdue ; elle a été livrée par l’indigne confidente de lady Waldemar, et ce bel enfant tant aimé est le fruit de cette honte innocente et de cette infâme trahison.