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Nous sommes en partie de l’avis de mistress Browning. Oui, il est fort inutile de soupirer après le pittoresque et les toges antiques ; si le poète n’a rien à nous dire de notre vie, le mieux pour lui est de garder, le silence. Oui, cette tendance invincible des poètes à se tourner vers un passé éteint est la meilleure preuve de leur impuissance et de leur stérilité ; mais ne serait-ce pas aussi une preuve de la difficulté qu’ils éprouvent à revêtir nos passions et nos mœurs d’un costume poétique ? Est-ce que les conditions de notre époque ne les placeraient pas dans cette situation — de consentir à se taire ou de chercher là poésie là où elle a résidé autrefois ? Mistress Browning n’est pas de cet avis. La poésie existe toujours, pense-t-elle, et si nous ne savons pas la découvrir, c’est par myopie naturelle. Pour le prouver elle a fait un long poème où sont reproduits minutieusement nos petits soucis de chaque jour, le ton de nos conversations, notre style épistolaire, où elle a mêlé avec un art infini les couleurs de la vie vulgaire et celles de la vie idéale. Le résultat auquel elle est arrivée détruit-il cependant les opinions qu’elle combat ? Voyons un peu. Mistress Browning, voulant présenter une image aussi ressemblante que possible de la vie moderne, a été naturellement amenée à unir deux formes littéraires opposées, le roman et le poème ; mais elle ne les a pas si bien fondues ensemble, que nous ne puissions les voir distinctes l’une de l’autre et se contrariant mutuellement. Le roman, qui ne se paie pas de pensées et d’images, ne sert là que de thème à la poésie, et disparaît pour ainsi dire sous ses broderies. C’est en vain que mistress Browning voudrait multiplier les incidens et les épisodes : l’instinct naturel lui dit que la poésie n’a pas besoin de tant de complications et de recherche de mise en scène, que la poésie vit de sentimens simples, qu’une aventure ou un personnage lui suffisent, et que si elle voulait composer un roman, il était plus simple de l’écrire en prose.

Telle est la singulière impression que laisse Aurora Leigh : on y senties difficultés de l’auteur aux prises avec la tâche qu’elle s’est imposée. Si la fable du poème est trop compliquée, il n’y aura plus place pour la poésie ; si la poésie domine trop, adieu à la prétention de présenter une image impersonnelle de la société actuelle ! Heureusement la nature de l’auteur, essentiellement éloquente, lyrique, l’a emporté sur le but poursuivi. La fable du roman, quoique très entortillée, est cependant très maigre, et la poésie au contraire se répand à flots de toutes parts. Les incidens, les épisodes et les personnages ne sont guère qu’un prétexte, qu’une matière poétique, ou mieux qu’une sorte de force motrice qui donne aux émotions l’occasion d’éclater. La fable d’Aurora Leigh est moins que le libretto d’un opéra, moins que le scénario d’un ballet ; le poème véritable, ce sont les effusions, les transports, les méditations de la subtile et