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la sûreté publique, une chaussée garnie d’un doux tapis de boue liquide dans laquelle piétinent les passans, et d’où ils sortent tous fort prosaïquement crottés. Telle est aussi notre société, régulière et uniforme comme nos rues, ayant pour tout idéal de gouvernement une bonne police, aussi morne qu’une nuit pluvieuse, ni très morale, ni très immorale, dans ses mœurs générales, n’ayant aucune audace ni aucune fantaisie. On peut défier le poète le mieux doué d’exprimer la manière de vivre de cette société, et d’y trouver en nombre suffisant les formes nécessaires au revêtement de ses pensées. S’il veut encore malgré son temps être poète, qu’il ne s’adresse pas au monde social, qu’il s’enferme en lui-même ; là, il a quelque chance de trouver la poésie qu’il chercherait vainement ailleurs. Quand extérieurement la matière poétique manque, et que la société générale est prosaïque, où la poésie peut-elle se trouver, sinon dans l’âme de l’individu ?

Cette apparition de la poésie individuelle constitue un fait historique de la plus grande importance. Elle constate la disparition de tous les grands élémens poétiques dans la société, de toutes les grandes institutions religieuses, en un mot la disparition de l’idéal de la vie des peuples. Elle indique que le poète n’est plus aidé dans l’expression de ses sentimens par les actes de ses contemporains, et que dans sa recherche de l’énigme du monde la foi de ses semblables ne lui est d’aucune ressource. Il est seul et doit tout tirer de lui-même. Alors il arrive que ses chants, inspirés par un sentiment tout personnel, et qui n’a pas rapport à la vie de la plupart de ses contemporains, étonnent plus qu’ils ne ravissent. La foule écoute surprise ces accens d’un compatriote, plus inconnus pour elle que ceux d’un idiome étranger. Elle n’y retrouve ni ses soucis, ni ses préoccupations, ni sa vie affairée et grossièrement active ; si elle bat des mains, c’est par politesse, pour ne point paraître ignorer ce qu’elle ignore parfaitement ; elle bat des mains par la même raison qui pousse un parvenu à montrer une bibliothèque dont il ne lit jamais aucun livre. Et au fond cependant les dédains de la foule ont quelque chose de légitime : si le poète ne lui dit rien de sa vie, quelle communication peut s’établir entre eux, quels liens sympathiques, quelle communauté de pensée ? Voyez au contraire de quelle faveur croissante de siècle en siècle la foule entoure le roman, ce genre véritablement moderne, et qui a déjà remplacé toutes les autres formes littéraires par lesquelles s’était exprimée la pensée humaine, alors qu’elle aimait à porter son regard sur des choses plus belles que la réalité. Le roman est notre épopée à nous, épopée d’un âge sans héroïsme, sans idéal, et d’un âge très compliqué. Seul il nous reproduit quelques-uns des traits de notre existence, seul il est