Page:Revue des Deux Mondes - 1857 - tome 8.djvu/33

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

il faut que je me détermine à quelque chose. Ma fortune est à peu près renversée. J’ai cinquante et un ans, mes enfans sont encore bien jeunes, et ils n’ont que moi ; il faut donc que je trouve moyen de terminer leur éducation et d’assurer leur avenir. Les uns me disent : « Allez aux États-Unis, c’est un pays neuf, et à l’aide de votre nom vous y ferez fortune. » Les autres veulent que j’aille en Russie, où tout le monde m’attend, à commencer par l’empereur. Quant à l’Angleterre, on prétend que mon nom est en odeur de sainteté dans ce pays, et que j’y gagnerai tout ce que je voudrai. Faut-il aller au plus près, faut-il aller jusqu’à Saint-Pétersbourg, ou bien enfin vaudrait-il mieux essayer des États-Unis ? Je serais bien vite décidé, si un bon ami comme vous me disait : « Nous irons ensemble tenter fortune, nous ne nous quitterons pas. » Mais vous n’êtes pas libre, et je suis seul, bien seul, pour tout le reste de ma triste vie. Je vais essayer de vivre encore quelque temps à l’aventure, et de refouler au fond de mon cœur toutes ces pensées qui l’étouffent… »

De meilleurs jours succédèrent enfin à ces jours d’orage. M. Delaroche, après avoir quitté momentanément la France, put retrouver à Paris le calme nécessaire à ses travaux et cette solitude profitable dans laquelle son talent allait se développer encore et donner toute sa mesure. Que l’on ne se méprenne pas toutefois sur les conséquences de cet isolement volontaire. La retraite sévère que M. Delaroche s’imposait aux heures de travail, il n’hésitait pas à en sortir, soit pour aider de ses conseils ou de son crédit les artistes qui recouraient à lui, soit pour accueillir, comme autrefois Gérard, les hôtes nombreux que lui attiraient sa réputation et ses habitudes honorables. Un irréparable vide se faisait sentir sans doute dans ce salon où M. Delaroche était seul maintenant à recevoir ses amis. Ceux qui y avaient été admis en des temps plus heureux gardaient au fond du cœur la fidélité à des souvenirs bien chers, à une mémoire bien pieusement vénérée ; mais, ce culte du passé, tout en assombrissant le présent, perpétuait encore autour de M. Delaroche certaines traditions d’urbanité et de réserve qu’il était d’ailleurs mieux que personne en mesure de faire respecter. Qui sait même ? Peut-être la dignité de ses manières a-t-elle de temps à autre donné le change sur ses dispositions véritables ; peut-être sa politesse un peu grave, sa bienveillance réelle, mais sans sourire, ne laissaient-elles pas d’abuser les gens qui l’abordaient pour la première fois, en leur faisant soupçonner quelque raideur là où il n’y avait qu’attitude prudente. Tous ceux qui ont vécu dans la familiarité de M. Delaroche savent quelle facilité d’humeur, quelle amabilité vraie se cachaient sous cette apparente froideur. Ils savent surtout, et ils n’oublieront pas que, cœur honnête dans la plus sérieuse