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pourquoi ne serais-je pas aussi dédaigneux qu’ils le sont, et ne répondrais-je pas à leurs impertinentes sublimités en les laissant se parler à eux-mêmes ? Faites des soliloques, mes amis, faites des soliloques. »

Faites des soliloques ! Les poètes suivent ce conseil, ils chantent pour eux, et ils se chantent eux-mêmes, eux, leur personne physique, leurs affections, leurs émotions, leurs rêveries. Alors cependant un nouveau dialogue s’engage : « Eh quoi ! la poésie, — ce fleuve immense aux eaux sacrées, qui jadis réfléchissait dans ses flots, radieux comme la lumière et mouvans comme la vie, les paysages, de ses rives, les combats des héros, les beaux visages des déesses et des nymphes, et le ciel entier avec ses astres, — par quel miracle ne peut-elle plus réfléchir qu’une seule image à la fois, et s’est-elle rapetissée au point de n’être plus que la fontaine de Narcisse ? La voilà maintenant devenue comme un miroir déposé dans l’appartement d’une jolie femme. Vous y regardez complaisamment votre visage pour y surprendre la douceur de tel sourire, le rayonnement de tel instant de bonheur, les traces laissées par les larmes versées ; que sais-je ? bien pis encore, pour y surprendre mélancoliquement les rides et les plis qui se forment, la beauté qui s’efface… Égoïstes, c’est toujours votre personne que réfléchit la poésie ! Était-ce là sa mission ? Impartiale, impersonnelle, saintement indifférente, la voilà devenue partiale, personnelle, tristement passionnée. La poésie ainsi diminuée est-elle bien toujours la poésie ? A-t-elle le droit de m’importuner de vos aventures, et n’ai-je pas assez des miennes ? Elle est peut-être bonne pour vous, mais laquelle de mes douleurs et de celles des autres hommes guérira-t-elle ? Et que m’importe après tout que vous soyez beau ou laid, bon ou méchant, heureux ou malheureux ? Gardez pour vous et fermez à double tour de clé cette folle passionnée qui, dans ses ardeurs amoureuses ou jalouses, donne le scandaleux spectacle de s’en aller raconter aux passans les séductions ou les faiblesses cachées de son amant. »

Tel est le double reproche que l’on peut entendre faire chaque jour à la poésie de notre temps ; l’une et l’autre accusation sont fondées, mais la première a seule une importance sérieuse, et elle a en outre cet avantage d’être répétée moins souvent que la seconde, et par des lèvres moins vulgaires. Bien loin de reprocher aux poètes leur égoïsme, leurs sentimens subjectifs, comme on dit aujourd’hui, nous leur conseillerions au contraire de ne pas franchir ce domaine intime, et de ne pas prêter l’oreille à d’autres voix qu’à celles qui chantent en eux. À cette condition, mais à cette condition seulement, ils seront vrais, touchans, humains ; bien plus, c’est à cette condition seulement qu’ils me renverront un écho affaibli de mes propres