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Jamais l’homme, même au plus chaud d’une orgie de carnaval, même dans les tristes enceintes d’une maison de fous, ne m’a semblé plus laid, plus ridicule que sous les espèces de ces deux cents fakirs, et sans partager les fougueuses colères d’un digne ministre, mon compagnon de howdah, j’aurais, je l’avoue, récompensé avec joie d’un bon repas le roquet hargneux qui eût fait irruption au milieu de toutes ces nudités. Le défilé des baïragees terminé, il s’agissait de ne pas perdre de temps pour arriver aux lieux sacrés en même temps que la procession ; aussi, sans délai, nous dirigeâmes nos intelligentes montures vers le ghaut par un chemin détourné.

L’aspect de ces lieux était en vérité quelque chose d’étrange et de grandiose. Une innombrable foule couvre de ses replis la surface des eaux, les toits des temples et des maisons. Partout où l’œil peut s’étendre, il ne rencontre à l’horizon d’autre espace vide que l’escalier sacré protégé par un triple cordon de sentinelles. Au milieu du fleuve, de riches natifs, des visiteurs européens dominent du haut de leurs éléphans ce prodigieux panorama, où l’observateur peut saisir au passage quelques scènes pleines de couleur locale. Un gros brahmine, triple menton, abdomen florissant, véritable triton, à la conque près, gambade au milieu des eaux en poussant des cris de joie comme un enfant. Plus gracieuse est la rencontre de deux jeunes filles, les seules jolies filles qu’il m’ait été donné de voir dans cette population de deux millions d’individus, qui s’embrassent tendrement et s’offrent réciproquement le liquide sacré de leur main droite. Des enfans conduisent leurs parens, aveugles ou affaiblis par l’âge, au sein du bain purificateur. Voici un pieux Énée, aux formes herculéennes, qui porte à califourchon sur sa cuisse une petite vieille, centenaire au moins, à en juger par son corps décrépit et tremblottant, ses yeux qui pleurent au soleil, les petits cris fêlés qu’elle mêle aux acclamations de la foule. Sur des sortes de tréteaux presque au niveau du flot sont établis des enfans vêtus d’une robe écarlate, avec un casque de papier doré, orné, en manière de plumet, d’un éventail de plumes de paon, et qui reçoivent d’assez abondantes aumônes. Enfin des sentinelles en habit rouge, les reins ceints d’un pagne, défendent à la foule l’abord des endroits dangereux de la rivière, et, chose singulière, ne font pas respecter la consigne en se servant du bâton dont ils sont armés, mais bien en menaçant les baigneurs aventureux de leur jeter de l’eau au visage, menace devant laquelle tous, sans exception, reculent avec une terreur digne de Gribouille.

Je surveillais avec une incessante curiosité ces scènes d’un autre âge, lorsque Y avant-garde des baïragees parut au sommet du ghaut. En un clin d’œil, leur flot envahisseur couvre toutes les marches de